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Dynamique spatiale des poissons marins à l’interface lagune-mer

Approches d’écologie spatiale et d’écophysiologie appliquées à trois espèces côtières (Daurade, Loup et Saupe)

Le travail mené par Alexandre Mignucci lors de son doctorat à l’IFREMER* [1] visait à mieux comprendre l’impact de l’environnement sur les déplacements de trois espèces de poissons côtiers emblématiques du golfe du Lion, la daurade royale Sparus aurata, le loup Dicentrachus labrax et la saupe Sarpa salpa, au sein de leur site d’alimentation en milieu lagunaire ainsi que sur leurs migrations vers la mer. Cette étude tente d’interpréter les schémas de déplacement mer-lagune et intra-lagune, révélés par télémétrie acoustique, à la lumière d’expériences en milieu contrôlé réalisées sur des poissons sauvages soumis à divers stress environnementaux.

Démontrer l’importance du milieu lagunaire pour les modèles de poissons ciblés

La daurade royale, le loup et la saupe sont trois espèces emblématiques de poissons côtiers du Golfe du Lion qui utilisent les lagunes côtières pour s’alimenter au printemps et l’été et se reproduisent en mer à l’automne et hiver. Si leur cycle de vie est connu dans les grandes lignes (cf fig 1), l’utilisation de l’espace au sein de la lagune et l’importance du milieu lagunaire pour ses espèces en termes de temps de résidence et fidélité interannuelle reste inconnues, tout comme l’influence de l’environnement sur les départs en migrations de ces espèces pour la reproduction en mer.

Fig 1 : Schéma du cycle de vie de la daurade royale entre la mer et les lagunes côtières (Théo Navarro), (a) reproduction en mer des adultes, (b) recrutement des post-larves dans les lagunes, (c) croissance des juvéniles, (d) migration en mer des juvéniles (automne), (e) résidence en mer des adultes, (f) retour dans les lagunes des adultes (printemps).

Les grands objectifs de cette thèse se déclinent ainsi :

Principaux résultats

1/ Approche par télémétrie acoustique :

Les déplacements de 72 daurades, 59 loups et 82 saupes ont été suivis sur plus de quatre ans au sein de la lagune du Prévost grâce à un réseau de 33 hydrophones (cf fig 2) afin de caractériser (1) les grands patrons saisonniers d’utilisation de l’espace de la lagune du Prévost ainsi que (2) leurs migrations entre la lagune et la mer.

>> Globalement les trois espèces se montrent non seulement très résidentes au sein de la lagune durant la période d’alimentation, mais de surcroît dans des zones précises de la lagune, avec des domaines vitaux individuels très restreints (< 0.3 km² soit <10% de la surface totale de la lagune), ce qui semble témoigner d’une forte concurrence pour la ressource au moins pour la daurade et le loup. Les daurades sont même individuellement fidèles à leurs domaines vitaux d’un mois à l’autre, témoignant de la haute territorialité de la daurade.

>> Les trois espèces montrent cependant une utilisation de l’espace contrastée (cf fig 3), le loup exploitant plutôt le centre de la lagune et étant la seule espèce à s’aventurer en eau douce dans le Lez, la saupe étant plus présente au niveau des tables conchylicoles et effectuant de nombreux allers-retours avec la mer à l’aube et au crépuscule et la daurade ayant l’exploitation de l’espace lagunaire la plus extensive.
Les 3 espèces présentent toutes des migrations de groupe pour la reproduction, de la plus synchronisée pour la daurade à la plus étalée pour le loup. Ce dernier est la seule espèce qui se montre capable de rester résidente au sein de la lagune l’hiver. Les trois espèces font preuve d’une certaine fidélité interannuelle à la lagune (> 43%), mais ces taux de fidélité sont probablement sous-estimés du fait d’un effet capture par la pêche, sans doute important au moment de la reproduction.

>> Globalement cette étude montre que la lagune du Prévost, et plus généralement les lagunes de Méditerranée, sont des écosystèmes clés pour ces trois espèces de poissons qui y passent le clair de leur temps durant la saison d’alimentation et y reviennent chaque année, en fournissant un habitat d’alimentation répondant à leurs besoins en termes de croissance.

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Fig 2 :  Lagune d’étude : l’étang du Prévost, ainsi que le réseau d’hydrophones utilisé.

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Fig 3 : Domaines vitaux des 3 espèces ciblées selon une distribution de kernel entre saison d’alimentation et de reproduction

 

2/ Étude de la fréquence cardiaque et de la réponse comportementale au réchauffement et à l’hypoxie

Grâce à la mise au point d’une technique chirurgicale innovante d’implantation de capteurs archives, l’acquisition de la fréquence cardiaque de daurades en nage libre a pu être effectuée. Cette technique a été mise au point sur des daurades d’élevage avant de l’appliquer à des daurades sauvages issues de lagunes côtières. En soumettant à un même stress de réchauffement ou d’hypoxie des daurades confinées dans des chambres métaboliques et des daurades en nage libre, l’étude a montré que l’emploi de tels capteurs réduit le stress non désiré lié au confinement, stress couramment imposé avec les outils classiques en physiologie, et permet ainsi d’obtenir une réponse physiologique plus proche de la réalité. L’emploi de ces capteurs sur des poissons sauvages est donc tout à fait indiqué pour tenter d’expliquer des déplacements observés à la lumière de la physiologie. (Cf. Mignucci & al., 2021 [4].)

 

3/ En combinant les résultats des approches utilisées …

Pour la première fois, les patrons d’utilisation de l’espace ont été interprétés à la lumière de seuils de tolérance au réchauffement ou au refroidissement, déduits de la réponse cardiaque de daurades sauvages en nage libre issues de lagunes côtières.

En regard de l’influence de la température sur l’utilisation de l’espace lagunaire et des mouvements migratoires dans le cas de la daurade royale, il ressort que :

– (1) la température semble avoir très peu d’influence sur l’utilisation de l’espace lagunaire des daurades en phase d’alimentation,

– (2) mais qu’elle est le principal déclencheur parmi la force et la direction du vent et la photopériode de migrations de refuge vers la mer durant les épisodes de forte chaleur (malaïgues). En effet, 29°C a été identifié à partir des réponses cardiaques au réchauffement des daurades sauvages comme un seuil de tolérance pertinent au réchauffement et ce seuil est en accord avec les températures initiant les migrations de refuge des daurades. Celles-ci quitteraient la lagune lors des pics de chaleur pour des eaux plus fraiches en mer, sûrement du fait qu’énergétiquement parlant quitter la lagune quelques jours et ainsi arrêter momentanément de s’alimenter efficacement au sein de leur domaine vital est plus rentable que d’affronter des conditions environnementales très stressantes voire dangereuses (ex événement dystrophique) pour leur survie.

En revanche, aucun seuil n’a pu être clairement identifié à partir de la réponse cardiaque au refroidissement.

– Enfin, (3) la photopériode, probablement en lien avec la température, apparait comme le principal déclencheur des départs en migrations de reproduction des daurades, ce que la forte synchronisation de ces départs semble confirmer.

 Des perspectives …

A l’issue de ce travail combinant une approche écophysiologique à l’écologie spatiale, l’auteur formule des questions et perspectives de travaux qui sont actuellement en cours d’investigation dans le cadre du projet CONNECT-MED [5] parmi lesquels :

– Que sont devenus les poissons non revenus dans la lagune après la reproduction ? Suivre les déplacements en mer des trois espèces permettrait de réévaluer les taux de fidélité interannuelle à la lagune et de préciser les taux de pression de pêche autour des sites de reproduction. Est-ce que les poissons non revenus à la lagune après leur reproduction sont restés en mer ? Ont-ils été capturés, ou bien ont changé de site d’alimentation ? Pour répondre à ces questions, un vaste réseau de plus de 100 hydrophones a été mis en place dans l’ensemble du Golfe du lion et couvrent les sites de reproduction en mer présumés ainsi que les graux de toutes les lagunes reliées à la mer.

Tous les loups, daurades et saupes du golfe du Lion exploitent-elles les lagunes ?  L’existence potentielle d’un stock de poissons dis « exclusivement marins » et de poissons exploitant intensément les lagunes (« laguno-marins ») pourra être vérifiée par un marquage et un suivi à l’échelle du Golfe du Lion. Si les poissons marqués en mer n’exploitent en effet jamais les lagunes, cela signifierait que les lagunes ne sont centrales dans le cycle de vie que pour une partie seulement de la population totale du golfe du Lion. Pour répondre à cette question, près de 600 poissons depuis 2019 ont été marqués en mer et dans toutes les lagunes du Golfe du Lion, les données sont en cours d’analyse.

Les poissons « des lagunes » sont bien fidèles à leurs sites d’alimentation en raison de leur lieu de recrutement au stade juvénile ou bien s’alimenter en lagune est-il énergétiquement plus intéressant ? Si l’existence de stocks de poissons « marins » et « laguno-marins » est avérée, il serait alors intéressant de comparer la condition corporelle de poissons capturés dans chacun des milieux pour répondre à cette question.

La tolérance des poissons aux conditions extrêmes varie-t-elle entre les lagunes ? Il serait intéressant de vérifier si les poissons se nourrissant dans ces lagunes soumises à une pression environnementale potentiellement moindre que dans la lagune du Prévost, migrent en mer lors des épisodes dystrophiques à des températures inférieures à celles obtenues dans cette étude.

A noter que compte tenu de l’importance des lagunes dans le cycle de vie des espèces de poissons côtiers migrateurs, le réchauffement climatique combiné à la forte pression de pêche pourrait à terme mettre à mal le maintien des populations en Méditerranée.

– L’hypoxie, est-elle un autre facteur potentiel de mouvement dans les lagunes côtières ? Un seuil de bradycardie a déjà été déterminé chez des daurades sauvages issues de lagunes côtières, il serait alors intéressant de suivre les migrations de ces individus en lien avec la variation du taux d’oxygène au sein de la lagune.

Enfin, l’auteur souligne également l’intérêt de :

– l’extension du réseau d’écoute, qui doit être encouragée par la mise en commun des réseaux d’hydrophones à l’échelle internationale,

– l’interdisciplinarité entre télémétrie acoustique à l’échelle régionale et la physiologie expérimentale qui peut apporter de nouvelles réponses, ce qui implique le besoin impératif de passer par la coopération entre équipes de recherche.

 

(*) Cette thèse de doctorat a été co-financée par la Région Occitanie et l’Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (Ifremer), réalisée à l’Ifremer au sein de l’Unité Mixte de Recherche MARine Biodiversity, Exploitation and Conservation (MARBEC) à l’interface entre les stations de Sète et d’aquaculture marine Ifremer de Palavas. Le terrain à pu être réalisé grâce au projet « NURSE » financé par l’Office Français pour la Biodiversité – OFB, ainsi que le projet REAC financé par EC2CO (CNRS).

 

Pour citer ce document

Mignucci, Alexandre. Rôle de l’environnement dans la dynamique spatiale des poissons marins à l’interface lagune-mer en Méditerranée française : approches d’écologie spatiale et d’écophysiologie appliquées à trois espèces côtières. Montpellier : 2021. Université de Montpellier : thèse de doctorat, Ecologie et Biodiversité, sous la direction de McKenzie, David J.
Disponible sur https://ged.biu-montpellier.fr/florabium/jsp/nnt.jsp?nnt=2021MONTG086 [6]. (Thèse consultée le 22/09/2022 14:40).


Références bibliographiques 

Mignucci, Alexandre ; Bourjea, Jérôme ; Forget, Fabien ; Allal, Hossein ; Dutto, Gilbert ; Gasset, Eric ; McKenzieDavid J. Cardiac and behavioural responses to hypoxia and warming in free-swimming gilthead seabream, Sparus aurataJ Exp Biol 15 July 2021; 224 (14): jeb242397. doi: https://doi.org/10.1242/jeb.242397 [7]

 

Contact

Alexandre Mignucci  : [email protected] [8]

+33 6 68 77 13 47