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Effets indirects des bioinsecticides sur la faune non-cible

Une réflexion pour encourager et orienter les études d’impact

Extraits traduits de l’article: Poulin B. 2012. Indirect effects of bioinsecticides on the nontarget fauna: The Camargue experiment calls for future research. Acta Oecologica 44 (2012) 28-32.

Résumé :

Suite à sa forte sélectivité et sa faible toxicité envers la faune non-cible, le Bti (Bacillus thuringiensis var. israelensis) est rapidement devenu le bioinsecticide le plus utilisé pour contrôler les moustiques à travers le monde.

Le Bti est considéré non toxique envers les mammifères, les oiseaux, les poissons, la flore et la plupart des organismes aquatiques, ses effets directs sur la faune non-cible étant principalement limités aux chironomes.

Les études s’intéressant aux effets indirects du Bti à travers les réseaux trophiques sont rares et n’ont montré aucun effet significatif jusqu’à ce jour.

La démoustication dans le Sud de la France fut mise en œuvre en 1965 sur plus de 400 km de côte avec dans un premier temps l’utilisation de divers produits chimiques. En dépit d’une forte gêne causée par les moustiques, les zones humides de Camargue furent exclues de ce programme de contrôle afin d’en préserver la biodiversité.

L’utilisation généralisée du Bti a cependant motivé la mise en œuvre d’une démoustication test en 2006 sur 2500 des 25 000 ha de biotopes servant de gîtes larvaires aux moustiques en Camargue, accompagnée de suivis sur la faune non-cible. Les oiseaux fréquentant les milieux naturels et anthropiques furent choisis comme modèles d’étude pour évaluer les perturbations trophiques causées par trois années d’application du Bti. Les résultats préliminaires de ce programme de cinq ans révèlent des effets significatifs du Bti, tant sur l’abondance des invertébrés des roselières servant de nourriture aux passereaux paludicoles que sur le régime alimentaire et le succès reproducteur des hirondelles de fenêtre nichant en zone habitée. Très peu d’études sur les effets des insecticides, voire aucune, n’avait révélé de tels impacts, remettant en question le caractère respectueux du Bti, au moins dans certains contextes environnementaux. La signification de ces résultats est discutée dans un contexte plus large et complétée par une analyse bibliographique des études sur le Bti afin d’identifier les priorités et orienter les futures recherches sur ce thème.

 

Eléments de discussion

Comment expliquer les résultats inédits sur les effets marqués du Bti sur les oiseaux de Camargue?

L’absence d’effets significatifs indirects du Bti sur les vertébrés tel que constaté dans la littérature  est expliqué par les divers auteurs de façon conceptuelle (par le comportement opportuniste des insectivores qui se reportent sur des proies de substitution suite à la réduction des moustiques et chironomes dans l’environnement) et de façon pratique (par la présence de facteurs confondants tels que les variations annuelles dans l’hydrologie des milieux, le climat, la prédation des nids et un décalage temporel entre les traitements au Bti et les activités de reproduction des oiseaux). Les études réalisées en Camargue, bien que reposant sur des protocoles simples, ont révélé des effets significatifs dès la première année de l’étude. Rétrospectivement, quatre conditions principales qui sont rarement respectées dans les études d’impact peuvent expliquer ces effets marqués observés en Camargue:

 

· Une forte dépendance des espèces modèles sur les insectes affectés par la démoustication:

Les insectivores ne peuvent se spécialiser sur les insectes ayant une abondance éphémère dans le temps et la production de moustiques est souvent concentrée sur de courtes périodes au sein d’une zone humide spécifique. Il est peu probable que des effets significatifs soient observés sur une zone humide qui serait traitée une ou deux fois au cours de la période de reproduction des oiseaux. Les insectes sensibles au Bti doivent donc être abondants au cours d’une période relativement longue et leur contrôle (réduction) doit être efficace (sévère) et soutenu afin de se traduire en impacts sur la faune non-cible. Les hirondelles de fenêtre ont 35% de leur régime alimentaire constitué de nématocères (moustiques et chironomes) en Camargue. Ces nématocères, particulièrement importants dans le régime alimentaire des poussins, proviennent de zones humides traitées dans un rayon de 8km autour des colonies. Ces diverses zones humides jouent un rôle complémentaire dans le temps pour procurer une ressource régulière et abondante sur laquelle peuvent compter les hirondelles.

 

· Un bon design expérimental, qu’il soit sous conditions contrôlées ou non

La sélection au hasard de sites témoins et traités parmi un échantillon de milieux ou encore l’assignation a posteriori de sites démoustiqués comme sites traités et de sites non démoustiqués comme site témoins apparaissent inappropriés pour la conduction d’études d’impact. Les milieux qui ne requièrent pas de démoustication sont peu susceptibles de produire de forte abondance d’insectes sensibles au Bti et partageraient donc plus de similarités écologiques avec les milieux non traités en termes d’organisation des communautés. A ce propos, la Camargue offrait des conditions expérimentales idéales avec une abondance globalement élevée de Nématocères, tant dans les sites traités que les sites témoins.

 

· La minimisation des facteurs confondants

La production de moustique est souvent un phénomène très dynamique dans le temps et l’espace engendré par le climat et résultant de fortes variations saisonnières et annuelles avec des répercussions sur le développement de la végétation, l’abondance des insectes, le succès reproducteur des oiseaux, etc. Dans cette optique, le suivi simultané de sites traités et témoins apparaît bien supérieur comme approche au suivi d’un ou plusieurs sites avant et après traitements puisque dans le deuxième cas il n’est pas possible de distinguer les effets dûs à l’année, la saison et les traitements. L’ajout d’années ou de sites au suivi ne réduira pas nécessairement l’effet de ces facteurs confondants qui ne peuvent être isolés du facteur démoustication. De plus, l’étude sur les invertébrés des roselières n’aurait pas produit de résultats significatifs sans une bonne compréhension du fonctionnement de l’écosystème qui a permis de modéliser la disponibilité en invertébrés en fonction de l’hydrologie des marais comme étape préliminaire à l’analyse des données.

 

· Une taille d’échantillon suffisante au regard du pouvoir statistique des tests

L’absence de résultats significatifs ne signifie pas l’absence d’impact et dans plusieurs cas, les fortes fluctuations entre les échantillons (ex: nombre d’insectes capturés) ou leur faible taille (nombre de couples s’étant reproduits avec succès) rendent la détection de différences significatives quasiment impossible. L’hirondelle des fenêtres était un modèle idéale en ce sens. Comparativement aux oiseaux nichant en milieu naturel, il était facile de trouver et suivre les nids peu enclins à la prédation, permettant d’évaluer quantitativement la contribution du régime alimentaire des poussins au succès reproducteur des couples. La niche alimentaire relativement peu diversifiée de ces insectivores aériens comparativement aux espèces s’alimentant sur divers substrats, a de plus permis de limiter les variations individuelles et la diversité des proies alternatives, résultant en des différences hautement significatives quant au régime alimentaire des colonies situées dans les périmètres traités et témoins.

 

En conclusion, l’expérimentation Camarguaise suggère que l’utilisation du Bti à grande échelle peut avoir des effets négatifs sur la démographie des oiseaux insectivores au travers des interactions multitrophiques. Ces effets sont probablement liés à une baisse soutenue de l’abondance des chironomes qui, contrairement aux moustiques, sont un maillon essentiel à la base des réseaux trophiques des zones humides et qui, suite à leurs habitudes benthiques, sont exposés au Bti pour des périodes excédant largement celle de son efficacité envers les moustiques, notamment dans les milieux stagnants riches en matière organique.

 

Brigitte Poulin

PhD, chercheur à la Tour du valat

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