Introduction
Rappelez-vous, en mars 2023 l’Université de Palerme avait lancé un questionnaire grand public pour déterminer la perception des français sur la consommation du crabe bleu en France. Les résultats sont là !
La pêche est la méthode acceptée pour contrôler le crabe bleu Callinectes sapidus dans les zones où ce dernier est invasif. Bien que C. sapidus soit un intérêt majeur pour la pêche aux États-Unis et au Mexique, la pêche sert également de mesure de contrôle des populations dans certaines régions méditerranéennes permettant ainsi de compenser les pertes économiques des pêcheries artisanales (Glamuzina et al., 2021 ; Cannarozzi et al., 2023).
Dans certaines régions méditerranéennes, C. sapidus est devenu une ressource de pêche précieuse (par exemple, mer Adriatique, Égypte, Turquie, Tunisie, Espagne ; Glamuzina et al. 2021, Cannarozzi et al. 2023). Depuis 2008, le Ministère tunisien de l’Agriculture a tenté de transformer l’invasion de Portunus segnis et Callinectes sapidus en une opportunité économique. En 2018, la Tunisie a récolté environ 3 355 tonnes de crabes bleus (4 262 tonnes en 2019), d’une valeur de 7 millions d’euros (12 millions d’euros en 2019 ; Ennouri et al. 2021), et 14 000 tonnes en 2022, exportées à 95 % en Amérique, Asie et Océanie. L’Espagne est le deuxième pays à avoir introduit des mesures de contrôle en 2020. Pour freiner son expansion, le gouvernement et le Consell de Mallorca (Espagne) ont accordé des licences de pêche récréative pour la consommation personnelle uniquement. De plus, compte tenu de sa valeur gastronomique, dans le delta de l’Èbre (Espagne), il est promu dans les restaurants pour réduire les effets négatifs sur le secteur de la pêche professionnelle et créer une pression directe sur la population de crabe bleu. En Espagne, le crabe bleu était également exporté vers la Chine et la Corée du Sud, bien que son prix soit passé de 12 € à 0,70 €/kg en quelques années seulement. En Grèce, l’espèce devient plus rare en raison de la surpêche (Boschma 1972) et a donc peu de valeur commerciale (Mancinelli et al. 2017a). En Turquie, le crabe bleu est vendu par un petit nombre de pêcheurs locaux, et plusieurs canaux de commercialisation ont été développés, bien que le commerce le plus important concerne l’autre espèce de Portunidae, Portunus segnis (4 000 tonnes/an). Callinectes sapidus peut également être trouvé sur le marché et vendu entre 0,5 € et 3,36 €/kg, et dans les restaurants locaux où son prix varie entre 0,34 € et 2,24 €/kg (Öndes et Gökçe 2021). Certains spécimens sont vendus pour l’exportation vers la Chine et les Pays-Bas entre 7 € et 9 €/kg, avec plus de 200 000 kg pêchés chaque année (Çelik et al. 2004).
En ce qui concerne les autres pays méditerranéens envahis par C. sapidus, seules des initiatives locales pour des ventes occasionnelles sont connues, notamment en France. Sur la côte méditerranéenne française en particulier, le gouvernement et les institutions de protection de la nature mettent en œuvre la commercialisation du crabe bleu comme moyen de contrôle des populations. Cette commercialisation, ou plutôt « utilisation de la ressource accessoire », serait un moyen de (i) compenser les pêcheurs pour les pertes économiques créées par l’invasion du crabe bleu, et (ii) contrôler les populations de crabes bleus en pêchant tous les stades de vie du crabe bleu sur une courte période. Cependant, à part dans les régions où l’espèce prolifère (par exemple, côte méditerranéenne française principalement, côte atlantique et Manche), les crabes bleus ne sont pas bien connus des Français, qui sont très friands de fruits de mer.
Ainsi, cette étude BlueConso présente une grande enquête publique nationale réalisée sur plus de 2 000 personnes, pour évaluer (i) le potentiel du crabe bleu comme nouvelle ressource de pêche en France en évaluant la réceptivité des consommateurs de crustacés à cette nouvelle espèce, (ii) sous quelle forme ils envisagent de manger le crabe bleu et à quel prix, et (iii) la perception des Français et leur engagement environnemental envers la consommation de crabe bleu comme moyen de contrôle de l’espèce en utilisant des réseaux bayésiens pour représenter les relations et les indépendances conditionnelles parmi les variables de l’enquête.
Rappel de la méthode : cette étude se constituait d’un questionnaire en ligne (Google Form) qui était distribué via de nombreux réseaux (gestionnaires, instances publiques, réseaux sociaux, presse écrite) afin de toucher un maximum de personnes et surtout des gens qui étaient hors des réseaux ‘crabes bleus’. |
Les français connaissent-ils le crabe bleu et ses enjeux ?
Au total, 2 040 questionnaires (2 018 en France métropolitaine et 22 hors France métropolitaine et à l’étranger) ont été remplis entre le 15 mars et le 15 mai 2023 (Figure 1A). La distribution spatiale des répondants montre une couverture globale de toutes les régions de France métropolitaine (899 villes au total ; Figure 1A), avec un nombre de réponses allant de 27 à 431, avec un total de 890 réponses uniquement pour la côte méditerranéenne française, la zone la plus touchée par l’invasion de Callinectes sapidus. L’échantillon était composé de 57 % de répondants masculins, de 41 % de répondants féminins et de 2 % de répondants dont le sexe n’a pas été précisé. Les personnes interrogées avaient entre 18 et 94 ans, avec une forte proportion (59 %) de 40-69 ans (Figure 1B), et 64,2 % d’entre elles avaient un niveau d’éducation allant de la licence à la maîtrise avec des profils de répondants très variés allant de l’infirmière à l’ingénieur de travaux en passant par des professeurs du secondaire, des retraités, étudiants, pompiers, etc. (voir les détails dans la publication). 80 % des gens avaient déjà entendu parler du crabe bleu, principalement par les journaux et la télévision, mais seulement 24 % avaient observé le crabe bleu dans la nature. Les personnes étaient également bien informées du fait que C. sapidus était une espèce non indigène en Europe et qu’il était envahissant (85% et 81% respectivement)
Figure 1. (A) Nombre de réponses par région française et (B) répartition par âge des répondants (n = 2040).
Les français sont-ils prêts à manger du crabe bleu ?
Parmi les personnes interrogées, 92% ont déclaré manger des crustacés (Figure 2A), et 39% et 34% ont déclaré en manger respectivement 1 à 2 fois/mois et 1 à 2 fois/an. Les crustacés consommés proviennent principalement de France (66%), congelés (41%) et pêchés localement en saison (16%) (Figure 2B). Lorsque l’on demande aux consommateurs français s’ils mangeraient du crabe bleu, 96% d’entre eux répondent positivement (Figure 2C). Ce choix est motivé par la « découverte d’un nouveau produit » (68%), « l’exotisme du produit » (11%) et pour le « goût » (10%) (Figure 2D). Parmi les 78 personnes qui ont répondu « non », la raison principale était qu’elles ne connaissaient pas le produit (38%) et ne savaient pas où l’acheter (25%) (Figure 2E).
Figure 2. Perception de la consommation générale de crustacés et volonté de manger des crabes bleus.
Les français ont démontré un intérêt marqué pour la consommation de crabe bleu dans les restaurants, avec plus de 78 % des gens qui ont indiqué « probablement oui “ ou ” oui », et la plus grande densité de réponses regroupées entre ces deux options (Figure 3A). Par contre, les gens étaient divisés sur la question d’acheter le crabe bleu dans une poissonnerie (produit cru) ou dans un supermarché (produit cuit ou transformé) (Figure 3A). La plupart des personnes ont répondu « probablement oui » pour la poissonnerie (42%) et le supermarché (36%). En ce qui concerne le consentement à payer, les avis sont relativement partagés (Figure 3B) :
- dans les restaurants, 43% et 36% des personnes respectivement seraient prêtes à payer 15-19 euros et 10-14 euros pour un plat.
- dans les poissonneries et les supermarchés, les réponses se répartissent entre 6-10 €/kg (40% et 33%) et 10-14 €/kg (27% pour les deux).
Une fois les questions sur les prix complétées, les répondants ont été informés que le crabe bleu était très prisé aux États-Unis et qu’il était considéré comme un mets exceptionnel. Les répondants ont ensuite été invités à indiquer s’ils maintiendraient le même prix qu’auparavant, ou s’ils augmenteraient ou diminueraient leur estimation de prix. Pour le restaurant, la poissonnerie et le supermarché, 67% des répondants ont indiqué qu’ils étaient prêts à payer le même prix, tandis que seulement 17%, 16% et 9% respectivement étaient prêts à payer plus.
Figure 3. Perception des gens sur l’endroit où ils sont prêts à acheter des crabes bleus pour la consommation (en haut) et du prix qu’ils sont prêts à payer (en bas). Ces graphiques sont des graphiques violons, c’est-à-dire que plus la largeur est grande plus la densité de réponses est importante.
Que retenir de cette étude ?
L’enquête publique BlueConso a montré que le crabe bleu Callinectes sapidus a le potentiel d’être accepté par les consommateurs français de crustacés et a fourni des informations utiles sur l’acceptabilité du crabe bleu par les consommateurs et a montré un intérêt des français pour la consommation du crabe bleu invasif C. sapidus comme moyen de contrôle de l’espèce.
Les Français ont indiqué un prix d’achat du crabe bleu cohérent avec les prix du marché français de crustacés. En ce qui concerne la poissonnerie (crustacés frais) et le supermarché (crustacés congelés et/ou cuits), les Français étaient prêts à payer entre 6 et 15 €/kg, ce qui était équivalent au prix moyen des homards : 9. 5-€15,5/kg en 2017 (France Agri Mer 2023), des crevettes grises et des gambas : €12,4-€13,64/kg (France Agri Mer 2023), des araignées de mer : €10,50/kg (France Agri Mer 2023), et des écrevisses : €15/kg (France Agri Mer 2023). Cela confirme notre hypothèse initiale selon laquelle le prix de vente moyen du crabe bleu a été correctement estimé par les consommateurs français, qui sont bien conscients des prix du marché. Notre panel de répondants, composé d’un groupe sociodémographique diversifié, a montré que les plus jeunes (moins de 50 ans) sont les plus enclins à consommer du crabe bleu pour protéger l’environnement. Concernant la consommation au restaurant, les Français sont prêts à payer 15-19€ par plat pour 43% d’entre eux et 10-14€ par plat pour 36% d’entre eux. Il n’existe pas d’étude scientifique ou d’enquête gouvernementale sur les prix officiels des crustacés dans les restaurants, mais nous avons extrait quelques prix de menus disponibles sur le guide Michelin : 17 € le plat pour un demi-homard (Restaurant Le Gallion, Grau du Roi, Sud de la France) à 11 € les 100 g de homard bleu et 21 € le plat pour les crevettes (Restaurant Le Bocal, Reims, Nord de la France). En Corse, le prix de la soupe de crabe bleu est de 16,5 € pour 570 g (O’ ma Gourmandise). L’opinion globalement positive sur les caractéristiques du crabe bleu et le prix estimé par les français, cohérent avec le marché français des crustacés, suggèrent que le crabe bleu pourrait facilement faire partie des habitudes culinaires françaises. De plus, comme plus de 50% des personnes interrogées dans notre étude ont déclaré consommer des produits de la mer locaux et saisonniers, cela suggère que l’habitude des Français de « manger local » faciliterait l’inclusion du crabe bleu pêché localement dans le régime alimentaire des Français.
L’enquête BlueConso a montré que les consommateurs français de crustacés étaient prêts à inclure des crabes bleus invasifs dans leurs assiettes, indiquant que manger du crabe bleu était pour eux un geste civique et une manière de protéger l’environnement, principalement pour les jeunes. Mais le crabe bleu est encore peu connu. C’est pourquoi des événements de sensibilisation permettront d’attirer l’attention des médias sur l’écologie des espèces invasives, de décrire leurs impacts et de promouvoir leur utilisation comme nouveaux mets afin de réduire leur impact sur les espèces indigènes et d’augmenter les revenus des pêcheurs locaux. C’est à travers les réseaux sociaux, la télévision, la presse et les chefs cuisiniers que les Français attendent une prise de conscience. L’intérêt des médias pour les espèces invasives est particulièrement fort et pourrait donc contribuer à faire connaître le crabe bleu et à augmenter sa consommation. De plus, une étude récente a montré que les chefs cuisiniers étaient au cœur de l’adoption d’espèces envahissantes en tant qu’aliments, étant donné leur position à la jonction de l’évolution des opinions culturelles sur les aliments, leur origine, leur consommation et leur impact environnemental (Seaman et al. 2022). Les chefs cuisiniers locaux et les groupes alimentaires ont joué un rôle important dans la sensibilisation aux espèces envahissantes comestibles, mais seulement après avoir appris l’utilisation des espèces envahissantes dans le cadre des programmes de récolte (Linh 2022).
Néanmoins, l’adoption d’un programme de contrôle des populations comporte plusieurs risques. Il peut être difficile de retirer suffisamment d’individus pour réduire la densité de la population et il existe un risque de nuire aux espèces indigènes en capturant accidentellement des individus non ciblés (Pasko et Goldberg 2014). Les programmes de contrôle des espèces peuvent également avoir des conséquences écologiques inattendues, telles que des changements dans la structure du réseau alimentaire. Par exemple, cela peut favoriser la surcompensation biologique ou créer de nouvelles niches écologiques pour d’autres espèces. Par conséquent, il est essentiel d’étudier d’abord les performances des traits biologiques et les caractéristiques écologiques des espèces envahissantes dans les habitats envahis, avant de mettre en œuvre un plan de lutte contre C. sapidus. Entre autres, concentrer les efforts scientifiques sur l’étude de la tolérance environnementale des EEE ou encore la dynamique de population dans chaque habitat envahi (recrutements de juvéniles, croissance, reproduction et fécondité) peut rendre plus complet le contexte local de chaque population de crabes bleus pour concevoir des mesures de contrôle adaptées afin de déterminer quels stades de vie de l’espèce sont les plus susceptibles d’être affectés par la pêche contrôle.
Littérature citée
Boschma, H. 1972. On the occurrence of Carcinus maenas (Linnaeus) and its parasite Sacculina carcini Thompson in Burma, with notes on the transport of crabs to new localities. Zoologische Mededelingen 47(11):145–155.
Cannarozzi, L., C. Paoli, P. Vassallo, L. Cilenti, S. Bevilacqua, N. Lago, T. Scirocco, and I. Rigo. 2023. Donor-side and user-side evaluation of the Atlantic blue crab invasion on a Mediterranean lagoon. Marine Pollution Bulletin 189:114758.Çelik et al. 2004
Ennouri, R., H. Zarrouk, and M. Fatnassi. 2021. Development of the fishing and commercialization of the blue crabs in Bizerta and Ghar EL Melh lagoons: A case study of promotion opportunities of blue growth in Tunisia. J Aquac Mar Biol 10(2):66–74.
France Agri Mer. 2023, June 23. Réseau des Nouvelles des Marchés. https://rnm.franceagrimer.fr/prix?CRUSTACES.Linh 2022
Glamuzina, L., A. Conides, G. Mancinelli, and B. Glamuzina. 2021. A Comparison of Traditional and Locally Novel Fishing Gear for the Exploitation of the Invasive Atlantic Blue Crab in the Eastern Adriatic Sea. Journal of Marine Science and Engineering 9(9):1019.
Öndes, F., and G. Gökçe. 2021. Distribution and Fishery of the Invasive Blue Crab (Callinectes sapidus) in Turkey Based on Local Ecological Knowledge of Fishers. Journal of Anatolian Environmental and Animal Sciences.
Pasko, S., and J. Goldberg. 2014. Review of harvest incentives to control invasive species. Management of Biological Invasions 5(3):263.
Seaman, A. N., A. Franzidis, H. Samuelson, and S. Ivy. 2022. Eating invasives: chefs as an avenue to control through consumption. Food, Culture & Society 25(1):108–125.
- Pour en savoir plus
Marchessaux, B. Sibella, M. Garrido, A. Abbruzzo, G. Sarà (2024). Can we control marine invasive alien species by eating them? The case of Callinectes sapidus, Ecology & Society, 29(2):19. https://doi.org/10.5751/ES-15056-290219
- Contacts
Dr. Guillaume MARCHESSAUX
Chercheur à l’Université de Palerme
Spécialisé sur le crabe bleu et les ENI [email protected]
Dr. Marie GARRIDO
Office de l’Environnement de la Corse
Coord. Observatoire Régional des Zones Humides de Corse
Chargée de missions Pôle-relais lagunes méditerranéennes en Corse
Ecologue spécialisée sur les écosystèmes lagunaires [email protected]