L’article fournit une cartographie chiffrée et un historique des régimes de propriété des lagunes de Méditerranée (France continentale et Corse) et montre qu’ils comprennent à la fois des propriétés privées (civilistes) et des propriétés publiques (diverses), ce qui complique la gestion.
Mots clés : Régimes de propriété, Lagunes côtières, Étang salé, Domaine public maritime, Biens communs, Conservation, Gestionnaires d’espaces naturels, Droit du littoral, Aires marines protégées
L’objectif de cet article, publié dans la revue Ocean and Coastal Management le 04 mars 2021, est de documenter les régimes de propriété dans les lagunes côtières françaises de Méditerranée et de discuter de leurs implications pour la gestion de ces écosystèmes côtiers, avec une accentuation sur les aspects de conservation de la nature, d’’extraction des ressources naturelles et d’autres utilisations anthropiques.
- De l’avantage de visualiser les propriétés sur une carte :
Il est proposé une cartographie chiffrée des régimes de propriété actuels des lagunes côtières permanentes dans trois régions administratives, à savoir : 1) Occitanie (zone littorale du Golfe du Lion, où elles sont présentes sur 50% du littoral), 2) Provence-Alpes-Côte d’Azur et 3) Corse (littoral de la mer Tyrrhénienne). Ils comprennent à la fois des propriétés privées et publiques, que les cartographies colorées permettent de mieux situer (40 étangs).
Exemple de figures produites dans l’article
Fig. 3. Répartition géographique, régimes de propriété et communes administratives abritant des lagunes côtières de la région Occitanie, près de Montpellier, le complexe lagunaire de Palavas et l’Étang de l’Or. Dans le panneau supérieur gauche, le Canal du Rhône à Sète qui relève du Domaine Public Fluvial (DPF).
- L’origine des différents régimes de propriétés des lagunes côtières :
La situation devant laquelle les gestionnaires se trouvent, à savoir une juxtaposition de différents régimes juridiques de propriété lagunaire, est le produit de l’Histoire de France et aussi du particularisme du droit de la domanialité publique. Ce qui suit est source d’étonnement pour d’autres pays, mais en droit français, concernant les propriétés publiques, le Code du domaine de l’État et le Code général de la propriété des personnes publiques (CGPPP) font une différence claire entre le domaine public et les propriétés privées des différentes entités publiques. Le propriétaire étant public dans les deux cas.
- Les avantages du régime spécifique du « domaine public » pour protéger l’intégrité de la lagune :
Le domaine public pur représente un bien imprescriptible et inaliénable, c’est-à-dire que les droits de propriété sur lui ne peuvent pas être modifiés dans le futur (par l’écoulement du temps et l’apparition de revendications à ce sujet venant d’occupants …) et qu’ils ne peuvent être ni cédés ni transférés à quelqu’un d’autre que le détenteur public. La lagune resterait alors aux mains d’un propriétaire public chargé de la maintenir.
- Les risques liés au régime de « propriété privée des entités publiques » :
En revanche, les propriétés privées des entités publiques peuvent être vendues par elles ou transférées à des tiers. Ce qui peut, au fil des acquéreurs, amputer la lagune d’une partie de son territoire initial, ou faire tomber la lagune dans un patrimoine purement privé (un individu privé qui aurait le droit de la faire disparaitre, de l’assécher, de la combler…)
- L’apparition de la notion de « « Domaine Public Maritime » et l’inclusion des « étangs salés » dans ce domaine :
Le Domaine Public Maritime (DPM), créé depuis 1681, comporte du domaine public englobant des lagunes côtières, du fait de la notion juridique d’« étang salé ayant un lien direct, naturel et permanent avec la mer etc. » censé s’appliquer aux lagunes côtières, qui devaient donc s’intégrer au DPM, et appartenir à l’État. Peu de lagunes échappant à cette qualification dans une perspective juridique. En réalité, cette définition juridique des « étangs salés » a posé à l’époque des difficultés si l’on veut prendre en compte l’ensemble des conditions environnementales d’une lagune côtière: la salinité, les peuplements de poissons, la proportion d’eaux douce et saumâtre, l’ouverture naturelle ou artificielle à la mer, ont suscité des conflits avec la définition scientifique des lagunes côtières. Elles ont été tranchées au cas par cas par la jurisprudence judiciaire puis administrative. Ce sont aussi des procédures plus précises pour la délimitation du DPM fixées en 1973 par un arrêt du Conseil d’État (jurisprudence Kreitmann) qui ont fixé les situations. L’adéquation entre le droit et l’écologie en poserait encore si ces critères étaient rédiscutés : (quid des lagunes mésohalines (à salinité entre 5 et 18) et lagunes côtières oligohalines (à salinité inférieure à 5) en face d’un Golfe du lion à 35 par exemple.
- La résistance de propriétaires privés
Cependant, les propriétaires privés (au sens des droits de propriété du droit civil actuel) se sont opposés juridiquement à l’État, pendant des siècles, à ce sujet de l’appropriation par l’État des lagunes, puis en attaquant la pertinence de cette définition de l’ « étang salé » en justice et en revendiquant des droits de propriété ancestraux. De nombreux documents ont été produits par des familles languedociennes et camarguaises, attestant de la propriété avant 1566 (Édit de Moulins) de lagunes côtières et autres plans d’eau, comme les canaux, etc. ainsi que de droits de pêches liés à la propriété foncière des lagunes (Féral, 2020). Le ministre de la Marine, dans une décision du 30 juillet 1964, a dressé par exemple une liste reconnaissant un grand nombre de propriétaires privés de lagunes côtières et de canaux, pêcheries, îlots, rivières, ruisseaux, etc.) en Méditerranée ….
- Les conséquences chiffrées et en terme de gestion :
En conséquence, avant 1980, plus de la moitié des lagunes côtières étaient constituée de propriétés privées, représentant environ un quart de la surface des lagunes. 12 des 40 lagunes côtières sont constituées de DPM, principalement les plus grandes lagunes (par exemple, Salses-Leucate, de nombreuses lagunes proches de Narbonne, l’Étang de Thau, l’Étang de Berre), représentant 65% de la surface totale des lagunes.
Depuis sa création en 1975, le Conservatoire du Littoral et des rivages lacustres, établissement public administratif chargé de la protection d’espaces naturels sur le littoral, a racheté des portions de lagunes privées dans 20 lagunes sur 40, soit 22% de la surface totale des lagunes. Celles-ci ont été désignées depuis comme inaliénables et imprescriptibles au titre du « Domaine public du Conservatoire », sauvegardées à des fins de conservation de la nature. Aujourd’hui, la propriété privée persiste sur 13 lagunes représentant 3,3% de la surface totale de celles-ci. Les lagunes côtières du Roussillon (Étangs du Canet et Salses-Leucate), de l’Hérault, de la Camargue et de la Corse font actuellement l’objet d’une propriété variable et parfois morcelée (outre le Conservatoire, le DPM, l’Office national de l’eau, l’Office national de l’énergie, la propriété privée, les communes, les départements).
La fragmentation de la propriété, entre lagunes, ou même d’une même lagune , est évidemment une difficulté pour la gestion intégrée des étangs côtiers.
- Le renforcement des protections issues du droit de l’environnement pour cet écosystème indépendamment du type de propriétaire :
Avec actuellement, 87% des lagunes côtières méditerranéennes tombant sous qualification de « domaine public », le droit de la domanialité publique français se doit d’évoluer en même temps que le droit de l’environnement pour relever les défis contemporains de la conservation et de la gestion des espaces de lagunes côtières et de leur connectivité avec les autres écosystèmes terrestres, littoraux et marins. La lagune côtière constitue un habitat dit prioritaire N◦ 1150 * selon la directive européenne Habitats de 1992, impliquant obligation pour les États membres de l’Union européenne de protéger juridiquement et techniquement les lagunes et d’assurer leur état de conservation. L’arsenal législatif (dispositions de la loi littoral de 1986, de la loi de 2016 sur la protection de la biodiversité…) et conventionnel (CDB, convention de Ramsar, puisque les lagunes côtières représentent un bien commun précieux pour l’humanité en raison de leur biodiversité, de leur patrimoine naturel et culturel, et de leurs ressources naturelles…) améliorent aussi la situation des lagunes côtières
- La question prioritaire de la gestion ?
On constate que la gestion devient toute aussi importante, sinon plus, que la question de la propriété. L’article évoque donc la délégation de cette gestion par les propriétaires publics à des partenaires de gestion : municipalités locales, Départements, Régions, ainsi que des ONG, ou autres institutions peuvent agir en tant que gestionnaires, mais toujours avec cette contrainte française de la fragmentation de la propriété.
- Pour en savoir plus
Une version longue de ce travail a été publiée en langue anglaise le 04 mars 2021 :
De Wit Rutger, Chaubron-Couturier Pénélope et Galletti Florence, 2021. Diversity of property regimes of Mediterranean coastal lagoons in S. France; implications for coastal zone management. Ocean and Coastal Management 207 (2021) 105579. https://doi.org/10.1016/j.ocecoaman.2021.105579
Une version française est à l’étude.
Cette étude est une contribution au programme « Observatoire Homme Milieu – Littoral méditerranéen (http://www.ohm-littoral-mediterraneen.fr/ ). Son projet scientifique est l’étude de l’urbanisation et de l’anthropisation côtière en Méditerranée. Dans un contexte de changement des modes de gestion du littoral (GIZC), il s’intéresse à l’agglomération marseillaise au sens large, depuis les bassins portuaires de Fos-sur-Mer à l’Ouest jusqu’à La Ciotat à l’Est ; le golfe d’Aigues-Mortes, de Sète au Grau du Roi, y compris les lagunes littorales et les bassins versants associés ; les rivages de Balagne et de la périphérie sud de Bastia, avec l’Etang de Biguglia, en Haute-Corse.
Les auteurs Rutger De Wit et Florence Galletti sont chercheurs de l’UMR MARBEC MARine Biodiversity, Exploitation and Conservation MARBEC, sur les sites de Montpellier et de Sète. Ils ont travaillé ensemble au sein de l’équipe Systèmes littoraux à usages multiples. Ils continuent d’aborder le droit et l’écologie des zones côtières dans le cadre des ambitions 2020-2025 de l’UMR suivantes : « Dresser l’état des lieux de la biodiversité marine », » Évaluer les causes de la perte de la biodiversité marine », « Proposer des outils de conservation de la biodiversité marine et anticiper les risques émergents ».
Pénélope Chaubron-Couturier a participé à cette étude en 2016, comme stagiaire mastère 2 en Droit International et Européen de l’environnement à l’Université Aix-Marseille 3.
- Contacts
Rutger De Wit, écologue, Directeur de recherches au CNRS, unité MARBEC, [email protected]
Florence Galletti, juriste, Chargée de recherche à l’IRD, unité MARBEC, [email protected]