Les lagunes côtières sont des milieux de transition, instables et soumis à des amples variations environnementales. En raison de leur localisation, elles sont particulièrement vulnérables aux menaces croissantes, comme le changement climatique. Pour garantir leurs conservations, il est fondamental de comprendre leurs potentielles réponses face aux changements futurs, afin de développer des stratégies de gestion adaptées à ces écosystèmes.
Problématique, contexte et objectifs
Les communautés phytoplanctoniques ont un rôle essentiel dans les cycles de matière et énergie et le soutien de la biodiversité des écosystèmes lagunaires, étant à la base des réseaux trophiques. Le phytoplancton est un excellent indicateur de l’état et du fonctionnement des systèmes lagunaires et peut être utilisé comme modèle pour prévoir les réponses de ces systèmes au changement climatique.
Les études sur l’impact du changement climatique sur les milieux lagunaires se focalisent bien souvent sur l’augmentation des températures. Toutefois, la salinité va être également fortement impactée selon les projections. En effet, en Méditerranée les vagues de chaleur durant la période estivale vont être de plus en plus fréquentes et intenses, en provoquant des fortes évaporations et par conséquent des augmentations (très) élevées de la salinité. Parallèlement, les ressources en eaux douce vont se raréfier et les pluies vont se concentrer sur de courtes périodes. Des pluies extrêmes plus intenses et fréquentes durant la période automnale provoqueront des décharges massives et soudaines d’eau douce qui auront pour conséquences de brusques baisses de salinité.
Les effets de ces variations de salinité, dans le contexte de changement climatique que nous subissons et qui s’intensifie, sont peu connus et sous-étudiés. Sachant que les lagunes sont particulièrement vulnérables face à ces menaces, notamment les lagunes de petite surface (Ligorini et al., 2023), cette étude s’intéresse aux potentiels impacts des variations de salinité induites par le changement climatique sur une lagune de petite surface, sentinelle de changement, à travers l’examen des réponses de ses communautés phytoplanctoniques.
Les questions soulevées au cours de ce travail sont les suivantes :
- La structure et le fonctionnement des communautés phytoplanctoniques lagunaires vont être fortement impactées par un stress de salinité croissante ou décroissante ?
- Les taxons initialement dominants vont-ils maintenir leur dominance et quelle est l’importance de la croissance compensatoire des espèces rares ?
- Quelles sont les perspectives sur le fonctionnement écologique des écosystèmes lagunaires sous l’impact du changement climatique et quelles recommandations de gestion peuvent être faites pour leur gestion future ?
Méthode expérimentale : des microcosmes pour mimer des scénarios de changement climatique
Pour répondre aux objectifs, deux expérimentations en microcosme ont été réalisées à deux saisons différentes afin de pouvoir mimer des scénarios de changement climatique (Figure 1). Une expérimentation a été réalisée en juillet afin de mimer un phénomène de chaleur et évaporation extrêmes (sursalure) et une expérimentation en octobre en appliquant une dessalure, pour reproduire les effets d’un phénomène de pluie extrême (ou flash flood).
Pour chaque expérimentation, des prélèvements d’eau ont été collectés dans la lagune de Santa Giulia, choisie comme site d’étude en raison de sa forte sensibilité aux changements climatiques (Figure 1).
Figure 1. Localisation du site d’étude (lagune de Santa Giulia) et de la station d’échantillonnage. En bas, représentation schématique des deux expérimentations.
Les expérimentations ont été réalisées dans un bac à parois isolantes situé en extérieur, au sein de l’UAR 3514 Stella Mare CNRS – Université de Corse, afin de s’approcher au maximum des conditions naturelles qui pourraient être retrouvées dans le milieu (Figure 2).
Figure 2. Mise en place des expérimentations en microcosmes sur le site de l’UAR 3514 Stella Mare CNRS – Université de Corse.
Pour chaque expérimentation, un contrôle (C) et trois niveaux de traitement (S1 – S2 – S3) ont été établis. Dans le cas de la salinisation, les trois niveaux de salinité croissante ont été atteints à travers deux ajouts de sels successifs (Figure 1), afin de mimer une évaporation graduelle et éviter un choque osmotique trop élevé, tandis que les trois niveaux de désalinisation ont été atteint à travers un seul ajout d’eau distillée (Figure 1), pour simuler l’arrivée soudaine et massive d’eau douce dans le cas d’un flash flood.
Les réponses des communautés phytoplanctoniques aux variations de salinité (suivies pendant cinq jours ; 96 h) ont été mesurées en termes de variations de biomasse (chlorophylle a), composition (fluorimétrie, analyse pigmentaire, microscopie optique), structure (cytométrie en flux, indice de diversité de Shannon) et métabolisme, par biais de l’évaluation à travers la fluorimétrie PAM (Pulse Amplitude Modulated) de l’efficacité photosynthétique (Fv/Fm ; considéré comme un indicateur de l’état de santé de la communauté).
Principaux effets des variations soudaines de salinité induites par le changement climatique
Les résultats de ces travaux ont montré que malgré l’adaptation des communautés lagunaires à un environnement de nature instable, les communauté phytoplanctoniques sont bouleversées par des variations soudaines de salinité.
En premier lieux, la salinisation a résulté en une inhibition de la biomasse totale, avec des valeurs de chlorophylle a moins élevées aux salinités plus importantes (Figure 3a). Au contraire, la désalinisation semble avoir favorisé la croissance, avec des biomasses plus élevées au niveaux de salinité plus faibles (Figure 3a). Ces évolutions s’expliquent principalement par des modifications au sein de deux groups phytoplanctoniques principaux quantifiés par fluorimétrie : le groupe des diatomées (Bacillariophyceae) et dinoflagellés (Dinophyceae) et le groupe des chlorophytes (Chlorophyta). En effet, sous la condition de salinisation, la croissance des diatomées-dinoflagellés semble être inhibée par rapport au contrôle et on assiste également à une perte de chlorophytes (Figure 3b). Ces dernières sont généralement associées aux eaux douces et, en effet, leur croissance semble être promue par la désalinisation, qui a également favorisé un développement majeur des diatomées-dinoflagellés par rapport au contrôle (Figure 3b).
Figure 3. (a) Graphique boite-à-moustaches représentant l’évolution de la biomasse phytoplanctonique totale, via l’indicateur chlorophylle a, au cours des deux expérimentations. Les losanges noirs représentent la valeur moyenne sur les trois réplicats. (b) Évolution des deux groupes principaux (diatomées + dinoflagellés, en haut, et chlorophytes, en bas) quantifiés par fluorimétrie au cours des deux expérimentations.
Les gradients de couleur et les type de traits représentent les différents traitements.
Ces résultats ont été confirmés pour la fraction microphytoplanctonique (organismes >20 µm) à travers l’analyse en microscopie optique (Figure 4a). Ces observations ont aussi mis en évidence une perte de diversité pour les valeurs de salinité les plus extrêmes et en particulier sous les conditions de désalinisation, avec des valeurs de l’indice de diversité de Shannon moins élevées aux traitements plus intenses (S3 ; Figure 4a).
Figure 4. (a) Composition et diversité de la communauté microphytoplanctonique au début (in situ) et à la fin (96 h) des expérimentations. Les carrés noirs représentent la densité totale moyenne ± écartype sur les trois réplicats, les losanges blanches la valeur moyenne ± écartype de l’indice de diversité de Shannon sur les trois réplicats (plus l’indice est élevé, plus la population présente une diversité élevée). (b) Évolution de l’efficacité photosynthétique des communautés phytoplanctoniques au cours des deux expérimentations (une valeur < 0.4 est considéré un indice de stress pour la communauté).
Au niveau des espèces phytoplanctoniques identifiées, pour les deux expérimentations, certaines espèces ont maintenu leur dominance, comme la diatomée Navicula sp. qui était dominante in situ en été. Au contraire, et en particulier sous la désalinisation, la plupart des espèces initialement présentes ont été affectées négativement et peu d’espèces, initialement très rares, se sont développées jusqu’à dominer la communauté, comme la diatomée Entomoneis sp. et le dinoflagellé Akashiwo sanguinea. Ce dernier est une espèce qui peut potentiellement former des blooms nuisibles pour la faune et l’environnement (Harmful Algal Blooms ou HABs).
Parallèlement, des modifications de la structure des communautés phytoplanctoniques ont été détectées grâce à l’analyse en cytométrie en flux. Globalement, pour les deux expérimentations, une diminution des organismes de plus petites tailles (le picophytoplancton, <2 µm) en faveur des organismes de plus grande taille (nanophytoplancton, >2 µm) a été montrée.
Finalement, un effet des traitements sur le métabolisme du phytoplancton a été démontré. En particulier, l’efficacité photosynthétique indique un impact des trois niveaux de salinisation par rapport au contrôle sur les communautés phytoplanctoniques, avec des valeurs de Fv/Fm parfois <0.4 et révélant donc un stress des communautés induit par la salinisation (Figure 4b). Pour la désalinisation, aucun stress n’a pu être identifié (Figure 4b).
Quelles perspectives et implications pour une gestion proactive des petits systèmes lagunaires méditerranéens ?
Ce travail constitue la première étude sur les potentielles réponses des communautés phytoplanctoniques lagunaires face aux variations de salinité imposées par le changement climatique en Méditerranée.
Les résultats de cette étude montrent clairement que les communautés phytoplanctoniques lagunaires sont fortement impactées par des variations soudaines de salinité, en termes de biomasse, structure, composition et métabolisme (Figure 5).
Jusqu’à présent, les valeurs de salinité testées restent des extrêmes en milieu naturel, qui ne sont enregistrées que dans des cas rares et qui sont le résultat de plusieurs jours de forte évaporation ou pluies intenses. Toutefois, avec la progression du changement climatique ces phénomènes pourront devenir de plus en plus fréquents et soudaines (Figure 5). Les modifications profondes des communautés phytoplanctoniques démontrées le long de ce travail impliquent des potentielles répercussions aux niveaux trophiques supérieurs dans le milieu naturel sous ces changements. En particulier, des modifications dans l’abondance, la taille des organismes et la composition spécifique, ainsi que la perte de diversité et la favorisation d’espèces rares et potentiellement nuisibles peuvent avoir des effets profonds au niveau du zooplancton, prédateur du phytoplancton, et des consommateurs supérieurs et amener à une augmentation des phénomènes de HABs. Cela pourrait conduire à des altérations des fonctionnements écologiques des systèmes lagunaires, donc, pour garantir la persistance de ces écosystèmes et éviter la perte de leurs services écosystémiques, il est nécessaire d’envisager une gestion proactive, afin d’éviter de tomber dans ces conditions « extrêmes ». Pour mitiger les variations intenses de salinité il est donc nécessaire de se concentrer sur une gestion intégrée de la connectivité hydrologique des lagunes, du bassin versant, avec la gestion des activités humaines et de l’occupation des sols, jusqu’à la mer, à travers la gestion des graus. Sur les bassins versants, la gestion des ressources en eaux douce, de plus en plus raréfiées à cause, entre-autre, du changement climatique, est fondamentale pour garantir des apports aux systèmes lagunaires, et une communication efficace avec le milieu marin est essentielle afin de préserver une bonne circulation et dilution des eaux lagunaires.
Figure 5. Représentation schématique des principaux résultats obtenus par rapport aux réponses des communautés phytoplanctoniques lagunaires face au changement climatique dans les deux scénarios testés, et description des conséquences possibles et des recommandations de gestion proposées et discutées.
- En savoir plus
Ligorini, V., Garrido, M., Malet, N., Simon, L., Alonso, L., Bastien, R., Aiello, A., Cecchi, P., Pasqualini, V., 2023. Response of Phytoplankton Communities to Variation in Salinity in a Small Mediterranean Coastal Lagoon: Future Management and Foreseen Climate Change Consequences. Water 15, 3214. https://doi.org/10.3390/w15183214
- Contacts
Vanina PASQUALINI
Université de Corse
CNRS UMR 6134 SPE
Equipe Gestion des eaux en Méditerranée
CNRS UAR 3514 Stella Mare
[email protected]
Viviana LIGORINI
Université de Corse
CNRS UMR 6134 SPE
Equipe Gestion des eaux en Méditerranée
CNRS UAR 3514 Stella Mare
[email protected]
Marie GARRIDO
Office de l’Environnement de la Corse
Observatoire Régional des Zones Humides de Corse
Chargée de mission Corse du Pôle-relais lagunes méditerranéennes
[email protected]