Les lagunes côtières sont des écosystèmes extrêmement riches en biodiversité et productifs. Par conséquent, elles offrent de nombreux services à la société. Elles sont au centre de nombreux enjeux socio-économiques. Malgré leur importance, des lacunes persistent encore dans la compréhension du fonctionnement des lagunes profondes et oligotrophes (e.g. lagune d’origine tectonique : Thau, Diana, Urbinu). Elles sont moins fréquentes par rapport aux lagunes sensu stricto et présentent des caractéristiques plus proches du milieu marin en lien avec leur genèse. En raison de leur productivité élevée, ces systèmes sont souvent exploités pour l’aquaculture et la pêche, en particulier en Méditerranée. Les enjeux socio-économiques liés à ces lagunes soulignent l’importance d’une gestion durable pour préserver leur bon état écologique et leur potentiel en tant que ressources aquacoles et halieutiques.
1-Problématique, contexte et objectifs
Le phytoplancton, à la base des réseaux trophiques, est fondamental pour le soutien de la biodiversité et de la productivité des systèmes aquatiques. Les communautés phytoplanctoniques sont dépendantes de nombreux facteurs environnementaux, comme la lumière, la salinité, la disponibilité de nutriments, etc. Les variations de la biomasse et la composition de ces communautés reflètent les changements du milieu et sont utiles pour comprendre le fonctionnement des milieux lagunaires et l’évolution de leur état. De plus, certaines espèces phytoplanctoniques peuvent produire des toxines nuisibles pour la faune et l’écosystème, mais aussi pour l’homme. Ces espèces nuisibles deviennent plus dangereuses quand elles prolifèrent de manière explosive et forment des hautes biomasses, un phénomène appelé « bloom », ou encore Harmful Algal Bloom (HAB) quand il concerne des taxons nuisibles. La plupart des études relative à la dynamique des communautés phytoplanctoniques est focalisée sur la période estivale, principalement en raison d’un risque plus élevé d’occurrence de HAB lié aux hautes températures. À ce jour, le fonctionnement et les évolutions sur le long terme des milieux lagunaires et en particulier les lagunes profondes oligotrophes demeurent méconnus.
L’objectif de cette étude est de caractériser les tendances et structures saisonnières des communautés phytoplanctoniques dans deux lagunes profondes oligotrophes de la côte orientale de la Corse : Diana et Urbino.
Pour répondre à cet objectif, trois questions ont été formulées :
- Y’a-t-il des évolutions saisonnières des paramètres environnementaux et des communautés phytoplanctoniques sur le long terme et quels paramètres structurants peuvent être identifiés ?
- Est-il possible d’identifier des tendances (occurrence de blooms, composition et magnitude, présence de taxons toxiques) par saison et quelle est leur dépendance aux paramètres environnementaux ?
- Pouvons-nous observer des effets du changement climatique sur les communautés phytoplanctoniques de ces systèmes ?
2-Méthodologie : deux lagunes comparables et une base de données long terme
Les deux étangs choisis comme sites d’études sont particulièrement intéressants, car il s’agit de deux lagunes de localisation proche et similaires pour leur origine tectonique. Elles présentent donc des caractéristiques comparables, comme des profondeurs dans l’ordre de 10 m et un milieu proche du milieu marin côtier en termes de salinité et communautés biotiques. Toutefois, ces deux étangs diffèrent pour leurs contextes et usages : d’un côté, l’étang de Diana est exploité pour l’aquaculture et la conchyliculture en particulier, au contraire, l’étang d’Urbino, exploité par le passé, est actuellement un site préservé sous la propriété du Conservatoire du Littoral (Figure 1).
Figure 1. Localisation des deux lagunes : au nord, l’étang de Diana, propriété privée des exploitants des secteurs de la conchyliculture et de la pêche et quelques kilomètres au sud, l’étang d’Urbino, propriété du Conservatoire du Littoral, zone bien conservée et classée zone Ramsar et site Natura 2000.
Un avantage non négligeable par rapport à ces deux lagunes est la disponibilité de bases de données historiques, riches d’informations sur les paramètres physico-chimiques du milieu et sur le phytoplancton sur une longue période et sur l’ensemble des différentes périodes de l’année, grâce aux suivis REPHY dans le cadre de la Directive Cadre sur l’Eau (DCE). Sur la base de ces données, il a été possible de construire trois bases de données et d’étudier les évolutions des communautés phytoplanctoniques sur une période de 20 ans. Les trois séries analysées sont les suivantes :
- FLORTOT : Une série mensuelle sur l’ensemble des taxons des communautés de l’étang de Diana, sur la période 2001-2019. Cette série a permis d’identifier les structures saisonnières des communautés phytoplanctoniques et les facteurs structurants ;
- FLORIND : Des séries mensuelles contenant uniquement les taxons potentiellement toxiques cible et les blooms pour les deux étangs, sur la période 2008-2015. Ces séries ont permis d’identifier et comparer l’occurrence des blooms sur les deux étangs, d’étudier la magnitude et les taxons de ces phénomènes et de déterminer les facteurs en jeu dans leur déclenchement ;
- FLORTOX : Des séries mensuelles uniquement focalisées sur les taxons potentiellement toxiques cible pour les deux lagunes, sur la période 1998-2019. Ces séries ont permis d’étudier et comparer les tendances de ces taxons nuisibles sur les deux étangs et d’identifier leurs évolutions sur le long terme.
3-Analyser les dynamiques saisonnières pour appréhender l’état et le fonctionnement écologique
Les résultats principaux de nos travaux ont montré une tendance à l’augmentation des températures printanières de l’eau pour les deux lagunes et celles hivernales pour l’étang de Diana sur la vingtaine d’années analysée. En générale, une forte variabilité interannuelle est observée pour les paramètres environnementaux, avec des phénomènes de pluie plus concentrés en automne et au printemps, ce qui est cohérent avec la saisonnalité typique du climat de la zone d’étude.
La saisonnalité semble être fortement structurée par les paramètres environnementaux, avec le printemps et l’automne caractérisés de fortes pluies et turbidité. La salinité et la température de l’eau étant fortement corrélées déterminent la séparation saisonnière, avec les valeurs plus hautes associées à la période estivale, en opposition à l’hiver (Figure 2). Globalement, la composition saisonnière des communautés phytoplanctoniques, étudiée sur l’étang de Dana, s’est révélée fortement dominée par la classe des diatomées (~90 %) dans toutes les saisons à l’exception de l’automne, quand la classe des dinoflagellés a montré une forte contribution (~20 %). En général, des tendances à l’augmentation de l’abondance ont été identifiées pour les diatomées en été et pour les dinoflagellés en automne. La composition des communautés est variable d’année en année, mais certains taxons semblent ressortir avec une saisonnalité précise, fortement liée aux paramètres environnementaux (Figure 2) : notamment, à l’hiver les diatomées Skeletonema sp. (SKEL) était dominante, ainsi qu’au printemps, souvent avec la diatomée Chaetoceros spp. (CHAE). Les dinoflagellés, plus présents en automne, voient certaines espèces potentiellement toxiques ressortir, comme Prorocetrum spp. (PROR) et la famille des Gymnodiniales (GYMN).
Figure 2. Analyse Canonique des Correspondances (CCA), mettant en relation la composition de la communauté phytoplanctonique avec les paramètres physico-chimiques, en fonction de la saisonnalité. Chaque point coloré représente un échantillon (couleur en fonction de la saison), les triangles noirs représentent le positionnement des différents taxons dominants sur le plan bidimensionnel en fonction des paramètres du milieu (flèches rouges) : en italique les dinoflagellés et en police régulière les diatomées. Plus ces points sont proches du centroïde saisonnier plus ils sont associés à ces conditions : par exemple, la diatomée Skeletonema spp. (SKEL) est proche des conditions hivernales et donc associée à des faibles températures et salinités (car en opposition aux flèches représentant ces paramètres).
4-Quelles évolutions se dessinent et quelles sont leurs implications pour le futur des systèmes lagunaires ?
À travers ce travail, 212 blooms ont été identifiés sur la période étudiée pour les deux lagunes, avec une occurrence légèrement inférieure sur la lagune d’Urbino (84 blooms) contre 128 blooms sur la lagune de Diana et une forte variabilité interannuelle. L’hiver était la saison où l’occurrence des blooms était plus élevée pour les deux lagunes. Globalement, les blooms les plus intenses en termes de densité cellulaire ont été observés à l’étang de Diana. Parmi les taxons potentiellement toxiques, la diatomée Pseudo-nitzchia spp. était systématiquement présente dans les deux lagunes et contribuait fortement aux occurrences de blooms, surtout en hiver et au printemps. En général, dans la lagune d’Urbino ce taxon a atteint des densités plus élevées qu’à Diana, et, globalement, ce travail a démontré dans les deux lagunes une augmentation de son abondance sur le long terme, selon les saisons et en lien avec l’augmentation des températures (Figure 3).
Figure 3. Représentation schématique des résultats concernant l’évolution des blooms sur le long terme pour les deux lagunes étudiées et les facteurs influençant leur occurrence. La détection des trajectoires du taxon potentiellement toxique Pseudo-nitszschia spp. est aussi mis en évidence, ainsi que les implications futures des tendances identifiées pour les milieux lagunaires.
Pour ce qui concerne le déterminisme de ces phénomènes de bloom, les deux lagunes ont montré un fonctionnement légèrement différent : au printemps et en automne, dans la lagune de Diana, les probabilités de déclenchement d’un bloom semblent être contrôlées principalement par la salinité, alors que dans la lagune d’Urbino c’est la turbidité le facteur le plus impliqué dans cette régulation. Ces deux facteurs dépendent des équilibres de la lagune entre les apports pluviométriques et la connexion à la mer.
Les résultats de ce travail sont cohérents avec les observations dans le monde entier et la zone méditerranéenne en particulier : les blooms phytoplanctoniques et en particulier les taxons toxiques, dont notamment la diatomée Pseudo-nizschia spp., sont en augmentation au niveau mondial, en lien direct avec le changement climatique et en particulier les variations de température et salinité conséquentes, surtout en milieu côtier et lagunaire. À la lumière des résultats de ce travail, des potentielles implications pourraient se produire sous la progression du changement climatique : ce phénomène entrainera de plus en plus des augmentations des températures et des modifications des régimes de précipitations et des tempêtes, causant des variations des températures de l’eau et des altérations de la salinité dans les milieux lagunaires. Ces modifications pourront donc potentiellement impacter les communautés phytoplanctoniques lagunaires, notamment avec la favorisation des taxons nuisibles et des phénomènes de blooms avec des répercussions négatives sur l’écologie des systèmes lagunaire et sur les activités aquacoles qu’y sont menées.
5-Conclusions
Ce travail a mis en évidence l’importance de comprendre les dynamiques des communautés phytoplanctoniques des lagunes côtières, non seulement avec une vision évolutive sur le long terme, mais aussi avec un regard à la saisonnalité, afin de tenter d’interpréter l’état et le fonctionnement de ces systèmes complexes. Malgré les différents états et usages des deux lagunes étudiées, les trajectoires identifiées montrent que des modifications de la structure des communautés phytoplanctoniques sont en cours. De plus, des tendances alarmantes existent pour les deux étangs par rapport aux occurrences des blooms et à certains taxons potentiellement toxiques, comme la diatomée Pseudo-nitzschia spp., liées aux variations de salinité, température et turbidité. La gestion de ces systèmes lagunaires profonds implique donc des grandes difficultés : entre autres, la nécessité de prendre en compte le changement climatique dans la planification de la gestion environnementale semble être essentielle afin de pouvoir garantir la conservation de ces milieux et contribuer au maintien des activités d’exploitation d’une façon durable, dans un contexte de changement climatique en progression.
- En savoir plus
Ligorini, V., Malet, N., Garrido, M., Derolez, V., Amand, M., Bec, B., Cecchi, P., Pasqualini, V., 2022. Phytoplankton dynamics and bloom events in oligotrophic Mediterranean lagoons: seasonal patterns but hazardous trends. Hydrobiologia 849, 2353–2375. https://doi.org/10.1007/s10750-022-04874-0
- Contacts
Vanina PASQUALINI
Université de Corse
CNRS UMR 6134 SPE
Projet Gestion des eaux en Méditerranée
[email protected]
Viviana LIGORINI
Université de Corse
CNRS UMR 6134 SPE
Projet Gestion des eaux en Méditerranée
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Marie GARRIDO
Office de l’Environnement de la Corse
Observatoire Régional des Zones Humides de Corse
Chargée de mission Corse du Pôle-relais lagunes méditerranéennes
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