Comment les polluants historiques dégradent la qualité actuelle de l’hydrosystème de Biguglia ?
La qualité des eaux lagunaires et souterraines de l’hydrosystème de l’étang de Biguglia (Haute-Corse) se caractérise par des concentrations en nitrate significatives. Les flux azotés contemporains ne permettent cependant pas d’expliquer cette dégradation des ressources en eau. La compréhension de l’état actuel de la ressource requiert une étude approfondie de l’origine des nitrates, mettant en évidence l’impact des activités humaines historiques.
Une inconnue quasi totale subsiste sur l’origine des fortes teneurs en azote enregistrées dans les eaux lagunaires de l’étang de Biguglia. Au vu du rôle déjà démontré des eaux souterraines comme vecteur de contaminants vers les écosystèmes côtiers, la compréhension des interactions entre les eaux souterraines et l’étang de Biguglia s’impose.
L’hydrosystème de l’étang de Biguglia : dépendance aux eaux souterraines et pressions anthropiques
L’étang de Biguglia est situé au Nord-Ouest de la Corse, dans la plaine alluviale de la Marana, au Sud de la ville de Bastia (Figure 1). À l’interface entre eaux continentales et eaux marines, l’étang de Biguglia est le dernier collecteur des eaux de surface en provenance du bassin versant. Il est également hydrauliquement connecté aux eaux souterraines stockées dans les alluvions de la plaine de la Marana (aquifère de la Marana ; Erostate et al., 2019). En plus de son rôle environnemental, cet aquifère est exploité pour l’alimentation en eau potable de la ville de Bastia et de sa zone urbaine.
Figure 1. L’hydrosystème de la lagune de Biguglia
La plaine alluviale de la Marana se caractérise par la présence de fortes pressions anthropiques (Jaunat et al., 2019). Depuis les années 1950, la plaine a subi une modification importante de l’occupation du sol. L’urbanisation croissante, rapide et désorganisée se développe au détriment des espaces agricoles. De plus, les pratiques agricoles ont évolué au cours du dernier siècle : la viticulture et l’arboriculture ont ainsi progressivement été remplacées par l’élevage et le maraichage. L’absence de stratégie d’aménagement du territoire et la construction de zones résidentielles isolées ont amplifié le risque de pollution causé par la présence de fuites sur le réseau d’assainissement collectif et/ou individuel.
Comprendre la dynamique des flux : estimer le temps de résidence de l’eau
Les eaux souterraines pouvant être un vecteur significatif de polluants en s’écoulant vers les zones côtières, il est crucial de saisir la temporalité des écoulements afin d’évaluer les menaces pouvant impacter à court, moyen ou long terme les écosystèmes lagunaires. Le temps de résidence des eaux souterraines désigne le temps moyen qu’une goutte d’eau va passer dans le réservoir naturel, ou aquifère. Plus le temps de résidence est faible, plus les eaux souterraines s’écoulent rapidement, et inversement. L’évaluation de ce temps de résidence est communément réalisée grâce à l’usage du tritium (3H) contenu dans la molécule d’eau, et dont la décroissance radioactive fournit une information temporelle.
Pour les eaux souterraines de la plaine de la Marana, les faibles teneurs en 3H (<3 Unités Tritium ou UT) indiquent des temps de résidence longs, de l’ordre de plusieurs décennies (Figure 2). À l’inverse, les fortes teneurs (> 4 UT) suggèrent une infiltration bien plus récente (quelques années à décennies). Enfin, les teneurs intermédiaires résultent des processus de mélange entre eaux à longs et courts temps de séjour. Les eaux souterraines du sud de la plaine alluviale, du lido et des contreforts schisteux se caractérisent par des temps de séjour longs, traduisant la dynamique plus inertielle de ces secteurs. Les eaux souterraines de la partie nord de la plaine alluviale et des alluvions du Golu présentent quant à elles des temps de séjour plus faibles liés à l’infiltration des eaux de surface en provenance des rivières (Erostate et al., 2018).
Figure 2. Relation entre les signatures isotopiques en azote-15 et les teneurs en 3H, modifié d’après Erostate et al. (2018). La taille des bulles est proportionnelle aux concentrations en nitrates.
Impact anthropique et legs nitratés
Bien que les nitrates (NO3–) puissent être naturellement présents dans les eaux souterraines (concentration faibles, < à 5-7 mg/l), ils sont le plus souvent marqueurs d’une contamination humaine, comme c’est ici le cas pour les eaux souterraines de la Marana (concentrations entre 10 mg/L et 70 mg/L). La corrélation entre les teneurs en 3H et les concentrations en NO3–, matérialisées par des bulles proportionnelles aux concentrations, permet d’évaluer la dynamique temporelle des polluants nitratés dans les eaux souterraines (Figure 2). Les eaux souterraines avec des temps de séjours courts montrent des concentrations en NO3– faibles. A l’inverse, les concentrations en NO3– augmentent avec la durée du temps de séjour des eaux souterraines. Les polluants nitratés sont donc progressivement accumulés et stockés dans l’aquifère au cours du temps.
Si les concentrations en NO3– sont un indicateur de contamination humaine, les isotopes du NO3– (15N-NO3– et 18O-NO3–) permettent eux de tracer les sources des contaminations nitratées (Figure 3). La relation entre 15N-NO3– et 18O-NO3– a permis l’identification de deux sources majeures : le sol et les eaux usées (Erostate et al. 2018). Ainsi, pour les eaux souterraines du Sud de la plaine, ayant les temps de séjour moyens les plus longs (de 2 à 3 UT) et les concentrations en NO3– les plus fortes, les NO3– proviennent principalement du sol. Les changements des pratiques agricoles ainsi que le remodelage massif du sol pour la construction de nouvelles zones urbaines ont induit une mobilisation importante de l’azote dans le sol dans les années 70 et 80, provoquant par conséquent des apports élevés d’azote vers l’aquifère. Les eaux souterraines « récentes » (>4 UT) présentent des concentrations en NO3– plus faibles et des signatures isotopiques plus enrichies en 15N-NO3–. Ces observations indiquent une contamination par les flux azotés de surface, liée principalement à l’infiltration récente d’eaux usées. Les eaux usées, en provenance des fuites sur le réseau d’assainissement collectif ou les ouvrages d’assainissement individuels, constituent actuellement la principale source anthropique de pollution azotée. Enfin, les eaux souterraines ayant un temps de séjour intermédiaire (entre 3 et 4 UT) résultent d’un mélange d’eaux souterraines « anciennes », contaminées indirectement par les activités humaines liées à la remobilisation importante du sol et eaux « récentes », contaminées par l’infiltration d’eaux usées. L’état contemporain dégradé de la ressource découle donc en grande partie de l’héritage des pollutions liées aux politiques d’aménagement passées (perturbation massive des sols débutée dans les années 1960). Ce legs historique montre la capacité « d’archivage » des eaux souterraines vis-à-vis des activités humaines.
Quels impacts sur la gestion des ressources ?
Ce legs nitraté historique impacte la ressource actuelle de manière significative et constitue une problématique tant pour la consommation en eau humaine que pour l’écosystème lagunaire (migration des NO3–). Ce constat implique que même un arrêt total des flux de NO3– vers l’aquifère ne saurait entrainer une amélioration de la qualité des eaux souterraines à court terme. Le processus de restauration qualitative est donc un processus long dont les stratégies de gestion doivent tenir compte afin d’assurer la préservation future des services écosystémiques et la satisfaction des besoins humains en eau. Appréhender cette menace future et adapter les plans de gestion s’impose donc comme une action primordiale pour garantir la préservation du système hydrologique dans son entier ainsi que pour l’atteinte des objectifs du bon état écologique des masses d’eau fixés pour 2021 par la DCE.
Figure 3. Relation entre oxygène-18 des nitrates et azote-15 des nitrates pour l’identification des sources de pollutions azotées, modifié d’après Erostate et al. (2018).
- En savoir plus
EROSTATE, F. HUNEAU, E. GAREL, Y. VYSTAVNA, S. SANTONI, V. PASQUALINI, 2019. Coupling isotope hydrology, geochemical tracers and emerging compounds to evaluate mixing processes and groundwater dependence of a highly anthropized coastal hydrosystem. Journal of Hydrology 578, 123979. https://doi.org/10.1016/j.jhydrol.2019.123979.
JAUNAT, E. GAREL, F. HUNEAU, M. EROSTATE, S. SANTONI, S. ROBERT, D. FOX, V. PASQUALINI, 2019. Combinations of geoenvironmental data underline coastal aquifer anthropogenic nitrate legacy through groundwater vulnerability mapping methods, Science of The Total Environment 658, 1390-1403. https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2018.12.249.
EROSTATE, F. HUNEAU, E. GAREL, M. F LEHMANN, T. KUHN, L. AQUILINA, V. VERGNAUD-AYRAUD, T. LABASQUE, S. SANTONI, S. ROBERT, D. PROVITOLO, V. PASQUALINI, 2018. Delayed nitrate dispersion within a coastal aquifer provides constraints on land-use evolution and nitrate contamination in the past. Science of The Total Environment 644, 928–940. https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2018.06.375.
- Contacts
Mélanie Erostate, Docteur en hydrogéologie, Université de Corse, UMR CNRS SPE 6134 : [email protected] / [email protected]
Frédéric Huneau, Professeur d’hydrogéologie, Université de Corse, UMR CNRS SPE 6134 : [email protected]
Emilie Garel, Maître de conférences en hydrogéologie, Université de Corse, UMR CNRS SPE 6134 : [email protected]
Département d’Hydrogéologie, UMR CNRS SPE 6134
Faculté des Sciences,
Université de Corse Pascal Paoli