Bilan sur le Programme de Recherche LAGUNEX
(Export de carbone par les poissons lagunaires à l’interface mer-continent : caractérisation et quantification). Coordinateur : Dr. Audrey Darnaude (CNRS, UMR ECOSYM 5119).
Projet ANR-07-JCJC-0135 LAGUNEX
Dans les mers naturellement pauvres en nutriments, comme la Méditerranée, la productivité côtière est fortement liée aux apports des fleuves et des rivières. Or, lorsque le littoral est parsemé d’une mosaïque de lagunes, comme dans le Golfe du Lion, l’essentiel des apports continentaux s’y retrouve piégé, avant même d’atteindre (et enrichir) la zone côtière.
Ce phénomène explique la fréquentation des lagunes par bon nombre de poissons marins euryhalins, en Méditerranée comme dans le reste du monde. En général, les lagunes sont surtout colonisées au stade juvénile, l’essentiel du stock retournant ensuite en mer pour se reproduire. Chez les poissons, l’essentiel de la mortalité, mais aussi de la croissance, se produit au cours de la première année de vie, ainsi cette utilisation des lagunes peut s’avérer primordiale, tant pour le maintien des pêcheries locales que pour celui des flux de matières à l’interface mer-continent. Or, les lagunes côtières sont particulièrement menacées par les changements climatiques en cours et l’urbanisation croissante du littoral. Evaluer leur utilisation par les poissons côtiers est donc urgent, pour pouvoir anticiper l’évolution de la productivité et de la biodiversité en Méditerranée.
C’était l’objectif des recherches entreprises fin 2007 dans le cadre du projet LAGUNEX (2008-2011) (Fig. 1), sous le double financement de l’Agence Nationale de la Recherche et de la Fondation TOTAL. En évaluant l’importance des lagunes dans le cycle de vie de 2 poissons emblématiques du Golfe du Lion (la dorade royale et la sole) (Fig. 2), ce projet visait à mieux comprendre le lien entre apports continentaux, productivité côtière, espèces exploitées et vulnérabilité des habitats et des espèces aux changements globaux et locaux.
Exploitation de matière organique continentale en lagune ?
Avant cette étude, la structure et le fonctionnement des réseaux trophiques lagunaires étaient encore peu connus, surtout en zone tempérée. Le rôle régulateur les juvéniles de poissons vis à vis des communautés d’invertébrés lagunaires avait été reconnu dans plusieurs endroits, mais peu de travaux s’étaient intéressés à leur régime alimentaire et à l’origine du carbone qu’ils exploitent dans ces habitats. En décrivant précisément les réseaux trophiques des juvéniles de sole et de dorade au niveau de 2 sites contrastés (en termes d’apports continentaux) dans la lagune de Mauguio (Fig. 3), nos travaux ont permis en partie de combler ces lacunes.
Pour cela, l’étude fine du régime alimentaire et de la condition des poissons a été complétée par des analyses isotopiques en carbone (δ13C) et en l’azote (δ15N). Le δ13C permet de différencier les sources de matière à la base des réseaux trophiques et le δ15N de déterminer la position des organismes dans la chaîne alimentaire. Leur utilisation conjointe permet donc de décrire les relations proies/prédateurs et les flux de matière au sein des réseaux trophiques, notamment dans les zones marines côtières sous influence continentale.
Cette approche a permis de reconstituer les flux de matière au sein des réseaux trophiques lagunaires et de prouver l’incorporation significative de matière organique d’origine continentale dans la chair des juvéniles de poisson pendant leur séjour en lagune. Nos résultats montrent que, bien que les apports en matière organique continentale soient extrêmement variables en lagune, dans le temps comme dans l’espace, la plupart des organismes lagunaires sont capables de les exploiter. Ceci se traduit par un piégeage significatif de carbone terrestre dans la chair des juvéniles des 2 espèces étudiées pendant leur 6 mois de vie lagunaire, même si les juvéniles de sole et de dorade ont des régimes alimentaires différents.
L’intensité du piégeage est variable suivant la quantité de matière organique continentale présente dans le milieu, avec des différences d’incorporation de carbone terrestre à attendre entre lagunes salées et dessalées. Cependant, en fin de séjour lagunaire, le carbone d’origine continentale peut représenter jusqu’à 65% de la masse musculaire chez certains juvéniles de dorade, et probablement plus chez certaines soles. Son incorporation se traduit par une croissance plus importante et une meilleure condition des juvéniles à taille égale, ce qui augmente d’autant leurs chances de survie à leur premier hiver de vie en mer.
Export significatif de matière organique continentale vers la mer ?
Malgré l’importance économique de la sole et de la dorade dans la région, les connaissances sur leur cycle de vie et leurs habitats clés étaient encore très limitées en 2007. De plus elles étaient potentiellement obsolètes car datant des années 70-80. Dans le cadre de LAGUNEX, l’étude fine de la composition microchimique des otolithes (Fig. 5) (pierres d’oreille) d’adultes des 2 espèces pêchés en mer a permis de reconstituer leur histoire de vie et quantifier l’importance du passage en lagune pour chaque espèce, notamment au stade juvénile.
Nos travaux ont permis de vérifier la validité des hypothèses avancées dans les années 60-80 et de préciser la dynamique spatio-temporelle des populations de dorades et de soles dans le Golfe du Lion. Pour la dorade, les signatures multi-élémentaires des otolithes diffèrent de façon suffisante entre la mer et les 3 principales lagunes colonisées (Salses, Thau et Mauguio) pour permettre l’identification fiable (>92%) de l’habitat fréquenté par les individus au cours de leur vie. Les résultats suggèrent un passage quasi-systématique (>80%) par des lagunes de type Mauguio (dessalées et peu profondes) au cours de la 1e année de vie puis une colonisation plus variable des autres lagunes à partir de la 2e année, ce qui confirme le maintien du cycle de vie décrit dans les années 70-80 malgré la dégradation de l’état écologique des lagunes dans la région sur les 30 dernières années. L’analyse d’un otolithe fossile confirme d’ailleurs l’ancienneté (> 2500 ans) de ce comportement chez la dorade. Chez cette espèce, le temps passé dans les lagunes dessalées au stade juvénile est de l’ordre de 6 mois, ce qui peut entraîner un piégeage fort de carbone terrestre (voir ci-dessus). La dorade contribue donc vraisemblablement de façon importante à l’export de carbone terrestre vers la zone côtière, et ce depuis plusieurs siècles. Le maintien de ses stocks en mer dépend fortement de la productivité des lagunes et de l’intensité des apports terrestres à leur niveau.
Pour la sole, les signatures chimiques et isotopiques des otolithes des juvéniles diffèrent significativement entre les principales lagunes colonisées (Canet, Thau, Mauguio et Berre) et la mer (embouchure du Rhône), avec une faible variabilité interannuelle, ce qui permet d’identifier l’origine des adultes capturés en mer. Les résultats suggèrent une forte contribution (environ 50%) de la lagune de Thau aux stocks d’adultes en mer. Les contributions des autres lagunes semblent faibles bien que le taux de croissance des soles en lagune soit maximum pour Mauguio (juste devant Thau). La lecture fine des otolithes a confirmé un temps passé en lagune au stade juvénile de 6 mois environ, ce qui peut entraîner un piégeage non négligeable de carbone terrestre, au moins dans les zones dessalées de Thau et Mauguio (voir ci-dessus). La sole contribue donc également à l’export de carbone terrestre des lagunes vers la mer, même si l’existence de nurseries côtières (notamment à l’embouchure du Rhône) pour cette espèce complique le schéma général.
Conclusion
Ces résultats soulignent l’urgence de préserver les habitats côtiers menacés que sont les lagunes pour assurer la pérennité des pêcheries locales et maintenir la biodiversité et la richesse des zones côtières en Méditerranée. Dans le Golfe du Lion, ceci devra être réalisé en veillant à préserver la diversité des environnements lagunaires car, même si toutes les lagunes ne contribuent pas de façon égale au renouvellement des stocks de poissons marins exploités en mer, des habitats lagunaires très différents (e.g. Thau et Mauguio) se sont avérés être des lieux de passage quasi-obligatoires pour les soles et les dorades qui atteignent l’âge adulte et contribuent au renouvellement des populations.
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