Observations menées sur une période de 50 ans
La lagune de Thau, la grande lagune côtière d’Occitanie, est le siège d’activités traditionnelles de conchyliculture. Après une longue période de dégradation de son état vis-à-vis de l’eutrophisation depuis les années 1970, conduisant à des événements anoxiques (“malaïgues”[1]) associés à des mortalités massives des coquillages en élevage, des améliorations ont été rapportées suite aux travaux réalisés sur les stations de traitement des eaux usées de son bassin versant.
L’étude portée par des scientifiques de l’Ifremer et de l’Université de Montpellier (UMR MARine Biodiversity, Exploitation and Conservation – MARBEC), publiée en mai dans la revue Science of the Total Environment[2], visait à déterminer comment la diminution des apports en nutriments (baisse de 90% des rejets de phosphore entre 1970 et 2018 et de 50% des rejets d’azote entre 1990 et 2018[3]) a entraîné des changements écologiques majeurs dans la lagune de Thau, conduisant progressivement à sa restauration – “son oligotrophisation”.
En analysant cinq décennies de séries chronologiques (1970-2018) d’observations sur les communautés autotrophes pélagiques (phytoplancton) et benthiques (macrophytes et sédiments), deux périodes ont été identifiées au cours du processus d’oligotrophisation (Figure 1). La première période (1970-1992) est considérée comme une période eutrophe, caractérisée par le passage de la dominance des herbiers marins à la dominance des macroalgues rouges. La deuxième période (1993-2018), caractérisée par l’amélioration progressive de l’état vis-à-vis de l’eutrophisation, a été divisée en trois phases :
- une phase de transition (1993-2003), au cours de laquelle la colonne d’eau a continué de se restaurer, mais la communauté de macrophytes est restée dominée par les macroalgues rouges, du fait de l’inertie du compartiment dans le processus de restauration ;
- un changement de régime (2003-2006) marquant une rupture dans l’abondance et la composition des communautés ;
- après lequel la colonne d’eau est devenue oligotrophe et les herbiers ont commencé à recoloniser les fonds de la lagune (2007-2018).
Figure 1. Synthèse schématique du processus d’oligotrophisation dans la lagune de Thau de 1970 à 2018 (période 1 et les 3 étapes de la période 2) et scénario possible pour la période 2020-2030 (stabilisation de la charge nutritive et augmentation de la température). Pressions : apports en nutriments du bassin versant et facteur climatique (température). Impact : la taille des bulles représente l’étendue spatiale et l’intensité de la couleur grise l’intensité des malaïgues estivales. Abondance de phosphore (PO4) et de Phytoplancton dans l’eau et abondance des herbiers, des algues vertes et des algues rouges sur les sédiments meubles. État de l’écosystème : état vis-à-vis de l’eutrophisation de la colonne d’eau selon les seuils de la Directive Cadre sur l’Eau (DCE) déterminés pour le phosphore dans les lagunes côtières françaises (MTES, 2018[4]).
En considérant les malaïgues comme indicateurs de la résilience[5] et de la résistance[6] des écosystèmes, un modèle linéaire généralisé (glm) a été utilisé pour analyser les données météorologiques et environnementales dans le but d’identifier les facteurs de déclenchement de ces crises anoxiques estivales au cours de la période d’étude (1970-2018). Parmi les variables étudiées (état d’eutrophisation, intensité du vent, température de l’air, pluviométrie, quantité annuelle de coquillages produits), l’état vis-à-vis de l’eutrophisation présente l’effet le plus fort sur le risque de déclenchement des malaïgues. Ainsi, le risque de déclencher une malaïgue est 6 fois plus faible au cours de la deuxième période (1992-2018), indiquant une augmentation de la résistance de l’écosystème au stress climatique tout au long du processus d’oligotrophisation. Ensuite, la température de l’air est la variable météorologique qui affiche l’effet le plus fort, avec un risque de déclencher une malaïgue multiplié par 3 lorsque la température augmente d’un degré. Enfin, deux autres variables présentent des effets moindres : l’intensité du vent (diminution du risque) et les précipitations estivales (augmentation du risque).
Ces résultats témoignent de la patience qu’il faut avoir lorsque l’on décide de mettre en œuvre des mesures pour restaurer la qualité des écosystèmes lagunaires : il aura fallu plus de 30 ans pour que la lagune de Thau puisse « guérir » de son eutrophisation passée.
Ils montrent aussi que ces efforts sont récompensés à long terme : grâce au meilleur état écologique, la lagune de Thau est aujourd’hui plus résistante pour endurer les vagues de chaleur qui s’annoncent de plus en plus fortes et fréquentes avec le changement climatique, qui pourraient engendrer de nouveaux phénomènes tels que la crise inédite des « eaux vertes » de l’automne 2018[7]. Ce type d’événement amène à réfléchir à des adaptations des outils de diagnostic et des filières de production conchylicole.
- Contact
Valérie Derolez
UMR MARBEC – Ifremer – Laboratoire LER/LR
Tél : (+33)4 99 57 32 79 : email : [email protected]
[1] Malaïgue (« mauvaise eau » en occitan) : phénomène naturel, qui se déclenche l’été en période de fortes chaleurs persistantes et en l’absence de vent. Il est principalement dû à l’accélération de la décomposition de la matière organique par des bactéries grandes consommatrices d’oxygène dans des eaux chaudes déjà appauvries en oxygène. Lorsqu’il n’y a plus d’oxygène dans l’eau, d’autres types de bactéries entrent en jeu. La décomposition de la matière organique produit alors de l’hydrogène sulfuré (odeur d’œuf pourri) qui est toxique. Cette décomposition s’effectue essentiellement à la surface du sédiment, au fond ou en bordure des plans d’eau, puis gagne la colonne d’eau (eau blanche ou rose) où elle peut s’accélérer provoquant la mortalité des organismes vivants.
[2] Lire l’article « Fifty years of ecological changes: regime shifts and drivers in a coastal mediterranean lagoon during oligotrophication », Science of the Total Environment, Derolez et al. 2020. Mai 2020 : https://doi.org/10.1016/j.scitotenv.2020.139292
[3] Derolez et al. 2020. Two decades of oligotrophication: evidence for a phytoplankton community shift in the coastal lagoon of Thau (Mediterranean Sea, France). Estuar. Coast. Shelf Sci. https://doi.org/10.1016/j.ecss.2020.106810.
[4] MTES, 2018. Arrêté du 27 juillet 2018 modifiant l’arrêté du 25 janvier 2010 relatif aux méthodes et critères d’évaluation de l’état écologique, de l’état chimique et du potentiel écologique des eaux de surface pris en application des articles R. 212-10, R. 212-11 et R. 212-18 du code de l’environnement. 76 p. JORF n°0199. https://www.legifrance.gouv.fr/eli/arrete/2018/7/27/TREL1819388A/jo/texte
[5] Résilience : capacité d’un écosystème à revenir à son état initial après avoir été dégradé.
[6] Résistance : capacité d’un écosystème à résister aux stress environnementaux (Elliott et al., 2007; Gladstone-Gallagher et al., 2019).
[7] http://www.journaldelenvironnement.net/article/dans-l-etang-de-thau-la-conchyliculture-forcee-de-repenser-son-avenir,102571