Les cténaires (du grec ktenos, « peigne ») sont des organismes gélatineux regroupant 200 espèces toutes marines principalement holoplanctoniques – dont le cycle de vie complet s’effectue à l’état planctonique – se déplaçant en utilisant 8 rangées de cils. Trois formes sont principalement rencontrées : pélagiques ovoïdes (principalement les ordres des Beroida, Cydippida, Lobata), pélagiques rubanées (ordre des Cestida, Cestum veneris) et benthiques (ordre des Platyctenida). Elles sont toutes hermaphrodites et capables d’autofécondation. Les œufs fertilisés de manière externe se développent en larves planctoniques dites larves cydippides qui graduellement adopteront la forme adulte. Les taux de reproduction et de croissance des cténaires dépendent des facteurs environnementaux (température et salinité) mais aussi de la quantité de nourriture disponible.
Mnemiopsis leidyi A. Agassiz, 1865 est un cténaire (classe des Tentaculata, ordre des Lobata) endémique des côtes atlantiques américaines : côtes Amérique du Sud, Golfe du Mexique et baie de Chesapeake et qui colonise principalement les estuaires, les lagunes ou les mers intérieures.
Les zones envahies par M. leidyi sont généralement soumises aux pressions anthropiques comme l’eutrophisation ou la surpêche, ces derniers favorisant le succès de cette espèce. Cette dernière a été récemment classée parmi les 100 espèces marines les plus invasives au monde.
Certainement transporté depuis le golfe du Mexique dans les eaux de ballasts de navires de commerce Mnemiopsis leidyi est apparu en Mer Noire en 1982 (Fig. 1). Il s’est depuis répandu en Mer Caspienne, en Mer de Marmara et en Méditerranée (Mer Egée, Mer Adriatique, Bassin nord-occidental) en suivant la circulation hydrodynamique ou par transport maritime à nouveau. Plus récemment, une seconde vague d’invasion a été observée dans le Nord de l’Europe, en 2005 en Norvège et en Mer Baltique. Les organismes proviendraient dans ce cas de la côte Est des Etats-Unis (Baie de Chesapeake) alors que les populations méditerranéennes seraient originaires du Mexique.
Sur les côtes méditerranéennes françaises, M. leidyi a été identifié pour la première fois dans l’étang de Berre (Fig. 2) en 2005. Cependant, Pascal Contournet, pêcheur scientifique à l’Institut de recherche de la Tour du Valat (com. pers.), indique lors de notre étude en avoir observé en Camargue dès 1996. Mnemiopsis est présent de façon épisodique dans les étangs de Le Grec et Salses-Leucate en 2009/2010, de Bages-Sigean et dans l’étang de Biguglia (Corse). Enfin, d’autres observations ont été faites dans l’étang de Villepey (Fréjus) en 2011 (Julien Caucat du Syndicat Mixte des Eangs Littoraux, com.pers.) et dans la baie de Villefranche-sur-Mer.
Entre 2015 et 2019, une thèse interdisciplinaire, menée par Guillaume Marchessaux (bourse inter-écoles doctorales d’Aix-Marseille Université), associant océanologie et sociologie a été menée pour comprendre l’évolution et l’impact de la prolifération de Mnemiopsis leidyi dans l’étang de Berre et l’étang du Vaccarès.
Forte capacité de reproduction, faculté d’adaptation et croissance rapide : les clefs d’une invasion réussie
Espèce hermaphrodite, M. leidyi peut pondre, en conditions optimales, plus de 10 000 œufs par individu par jour. Son cycle de vie simple s’effectue en 14 jours en milieu tempéré. Elle s’adapte très bien à de grandes gammes de température (1°C à 32°C) et de salinité (2 à 38). Elle peut aussi survivre dans des zones très peu oxygénées et par conséquent est capable de « conquérir » des milieux aux caractéristiques parfois très différentes.
M. leidyi est aussi un prédateur carnivore opportuniste particulièrement vorace. Elle est capable d’ingurgiter une quantité de proies représentant jusqu’à 10 fois son poids humide par jour, et peut s’attaquer aussi bien à des proies de petites tailles (~100 µm : nauplii de copépodes, larves de bivalves et de gastéropodes) qu’à des proies faisant plusieurs millimètres (larves de poissons, juvéniles d’amphipodes). En conditions alimentaires défavorables, M. leidyi est capable de s’auto-digérer en puisant dans ses réserves et peut ainsi survivre durant des semaines.
Son invasion, favorisée par l’eutrophisation et la surpêche, aggrave les problèmes écologiques
L’eutrophisation et la surpêche tendraient à favoriser le développement des populations de gélatineux et M. leidyi ne semble pas déroger à la règle. En Mer Noire, l’invasion de M. leidyi est intervenue en plein effondrement des stocks de sardines et d’anchois suite à une surpêche intensive. L’apparition massive de ce cténaire a seulement empiré ce phénomène, Mnemiopsis s’alimentant sur les œufs et larves de ces poissons et, combiné à la surpêche a provoqué d’importants dégâts écologiques et socio-économiques. Pour tenter de contrôler la population de Mnemiopsis, son prédateur spécifique, le cténaire Beroe ovata, y a été introduit. L’équilibre proie/prédateur a permis de maintenir la population de Mnemiopsis à un niveau d’abondance acceptable pour permettre, en complément d’une réglementation des pêches, un début de restauration des stocks de petits poissons pélagiques. En revanche, cette tentative de contrôle n’a pas fonctionné en Mer Caspienne où la population de ovata ne s’est pas maintenue.
Vers une compréhension de l’impact de la prolifération de M. leidyi en lagunes méditerranéennes
Installée depuis le début du siècle dans les étangs de Berre et de Camargue, M. leidyi semble profiter pleinement des conditions d’eutrophisation perdurant dans l’étang de Berre – malgré des efforts de régulation – permettant ainsi le maintien d’une communauté zooplanctonique (sa nourriture) très abondante, au-delà des seuils limitants pour le développement de Mnemiopsis. Néanmoins, le cnidaire Aurelia sp., endémique à l’étang de Berre, a vu sa population décliner depuis l’introduction de M. leidyi. Ceci est certainement à mettre en relation avec la prédation de Mnemiopsis sur les éphyrules (premier stade méduses) d’Aurelia.
Mnemiopsis leidyi est présente toute l’année dans les étangs de Berre et de Camargue et des proliférations plus importantes sont observées de la fin du printemps jusqu’au début de l’hiver. Durant ces périodes-là, la population est composée principalement d’adultes, alors qu’en hiver, dominent les larves et les stades transitoires. L’étude en laboratoire du cycle de vie de la population de M. leidyi de l’étang de Berre a montré qu’en période froide, les jeunes individus bloquent leur croissance pour pouvoir survivre en attendant un réchauffement de l’eau.
Dans ces étangs, M. leidyi est identifiée comme un problème pour plusieurs activités humaines. En particulier, les pêcheurs professionnels à l’anguille, les plus affectés, indiquent que ces gélatineux obstruent leurs filets, pouvant même les déchirer et entrainer l’asphyxie des poissons qui y sont piégés (Fig. 4). Le manque à gagner pour ces pêcheurs est réel et se monte à plusieurs milliers d’euros. En revanche, cette espèce n’étant pas urticante, les activités de baignade sont peu impactées dans l’étang de Berre, même si certains nageurs n’apprécient guère de nager au milieu de ces masses de gélatineux.
L’impact de Mnemiopsis leidyi sur le fonctionnement de l’étang de Berre
L’intérêt de cette étude interdisciplinaire permet de placer l’invasion de M. leidyi dans l’étang de Berre dans son contexte socio-écologique où l’empreinte de l’Homme est bien marquée et où l’environnement est nécessaire pour l’Homme. Prenant en compte les liens entre la société et l’environnement, le cadre de notre étude interdisciplinaire a permis d’établir un état des lieux complet des interactions et des impacts de l’invasion de M. leidyi (Fig. 5).
Prédateur vorace, Mnemiopsis leidyi exerce une pression de prédation importante sur la communauté zooplanctonique dont le broutage sur le phytoplancton reste dans ce contexte limité. La présence de M. leidyi entretien l’eutrophisation de la lagune d’une part par le contrôle sur le zooplancton et d’autre part en contribuant au développement phytoplanctonique par l’excrétion d’azote ammoniacal. Ce constat permet d’émettre l’hypothèse que M. leidyi participe aux crises hypoxiques de la lagune. Ces crises hypoxiques survenant généralement en été sont mortelles pour les populations d’organismes benthiques.
La compétitivité des cténaires pour la ressource a provoqué le déclin du cnidaire Aurelia spp. dont l’observation dans le milieu devient limitée dans le temps. Connaissant cette compétition entre les deux espèces de gélatineux, l’hypothèse d’une compétition avec les poissons planctonophages de la lagune peut être posée.
Cela n’a pas été testé dans notre étude mais si compétition il y a, les téléostéens à valeur commerciale pourraient voir leur population diminuer ce qui pourrait avoir des conséquences économiques catastrophiques sur la pêche professionnelle. La pêche professionnelle est l’activité humaine la plus impactée par les proliférations de gélatineux. Les dommages causés par les cténaires sont importants (colmatage des filets, mutilation des prises, dégradation du matériel, pénibilité du travail) et impliquent des pertes pouvant atteindre 50 % du chiffre d’affaire annuel. L’activité de baignade est peu impactée. Il existe une acceptabilité des cténaires dans l’environnement de loisir des baigneurs dans la mesure où ils ne sont pas urticants. En revanche, notre étude a permis de déterminer un seuil d’acceptabilité (10 ± 8 ind m-3) qui, une fois dépassé provoque la désertion des baigneurs en faveurs d’autres plages en bord de mer par exemple. Le nautisme n’est pas touché par la prolifération des cténaires dans la lagune mais, en cas de fortes proliférations, des dommages sur les circuits de refroidissement des moteurs de bateau sont observés.
La présence d’une importante population de Mnemiopsis leidyi contre-carre les efforts de réhabilitation et favorise le maintien de l’eutrophisation (Fig. 6). Mnemiopsis contrôle la communauté zooplanctonique pouvant être ingérée jusqu’à 80 % de son abondance par jour. Cela a comme directe conséquence une réduction de la pression de broutage du zooplancton sur les communautés phytoplanctoniques. De plus, l’excrétion N-NH4 de Mnemiopsis leidyi contribue à hauteur de 3,8 % aux apports d’ammonium dans la lagune, ce qui favorise aussi la croissance du phytoplancton via la production régénérée. Donc par effet « top-down » et « bottom-up », la population agit favorablement sur le maintien de l’eutrophisation de la lagune de Berre.
Figure 6. Schéma conceptuel des modifications du fonctionnement du réseau trophique pélago-benthique dans l’étang de Berre en présence de Mnemiopsis leidyi.
Contacts
Guillaume Marchessaux1,2 / e-mail
1 Aix Marseille Université, Université de Toulon, CNRS, IRD, MIO, Marseille, France
2 Aix-Marseille Université, IRD, LPED, Marseille, France